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de reconnaissance exaltée le jeta aux pieds de Mireille. Prosterné, il baisait le bas de sa robe et sanglotait doucement, ne pouvant lui dire tant de choses que l’impétuosité de son cœur l’empêchait d’exprimer. Elle aussi pleurait, dans une détente de son être trop contracté. Enfin, un peu apaisée :

— Je viens, dit-elle, la voix encore altérée, je viens pour que tu m’emmènes, pour que tu me gardes. Pourquoi m’ont-ils refusée à toi, mon bien-aimé, toi bon, noble, grand, toi dont toutes les femmes eussent été fières et qui étais digne d’une bien meilleure que moi ? Pourquoi nous avoir brisés tous deux sans motif avouable, sans apparence raisonnable ? Ta mère eût eu ce droit de me repousser, puisque je ne suis pas de ton rang, m’a-t-on dit ; mais mon père, que peut-il invoquer contre toi, qui as tout et surtout, — si ça devait compter à ses yeux, — le cœur de son enfant ? J’ai tout appris cet après-midi, ta démarche, son refus ; je n’ai pu refouler les larmes qui m’étouffaient, mais je n’ai pas prononcé une parole, pas fait un geste pour l’apitoyer. Hélas ! avec lui, tu sais que c’est inutile, et ma mère, la bonté et la tendresse mêmes, n’aurait pu que pleurer avec moi. Alors, j’ai pris mes dispositions pour m’échapper et je suis venue, puisque je suis à toi dans la plénitude de ma volonté, dans la loi de mon âme, dans la religion de mon serment, à toi à jamais devant tous et surtout devant Dieu, vers qui est montée l’ardente prière de nos fiançailles. Maintenant, l’heure presse. C’est à toi d’y pourvoir. Bientôt l’on s’apercevra de ma disparition et l’on me cherchera. Hâtons-nous. Y a-t-il un train à la gare, un bateau en partance ? Je te suis, tu es mon guide. Emmène-moi. Je t’adore…

Et, se baissant, elle l’attira à elle et leurs lèvres se fondirent dans un premier baiser d’amour.

— Jean, sauve-moi, murmura encore faiblement Mireille.

— Tu as raison, il n’y a pas une minute à perdre, décida tout à coup celui-ci, comme au sortir d’un rêve ; nous avons précisément un train pour chaque direction opposée:le rapide de Paris, que nous nous garderons de prendre, et un omnibus pour Nice, où personne ne nous soupçonnera. Dissimule tes traits adroitement sous ton voile, de manière à ne pas être reconnue et à ne pas attirer non plus l’attention par un excès de précautions; nous nous séparerons à la gare et nous nous retrouverons dans le même compartiment, sans paraître nous connaître. Oh ! ma Mireille, prends courage et n’aie pas peur. Si je t’abandonne à toi-même en commençant, il y va de notre sécurité d’éviter tout ce qui nous ferait remarquer, tout ce qui ferait supposer que nous voyageons ensemble. Cependant, je veillerai de loin sur mon cher trésor, et, quand nous serons sortis de France, rien ne nous contraindra plus et je pour-