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SACRIFIÉS.

de leur pitié méprisante pour mon enfant, nous valons mieux que cela !

Et comme Jean de Vair se récriait contre une pareille exagération, faisant remarquer, en outre, qu’à les supposer réelles, ces prétentions inoffensives prenaient leur base dans un passé de services rendus à la France et qu’ils étaient excusables, ceux qui s’isolaient encore dans le regret d’un tel passée son interlocuteur avait repris très âprement :

— Vous ne voyez que les exceptions, monsieur, et plus qu’à un autre cela vous est permis. Le comte de Vair, votre père, en était une des plus respectables, lui qui sut immoler toute son existence au culte de son idée. Mais de telles abnégations sont rares. Regardez les autres, regardez la masse, qu’ont-ils sacrifié de leur bien-être, de leur luxe, au principe même de leurs traditions monarchique et nobiliaire ? Le second empire, tout comme le premier, en a peuplé sa domesticité. Incapables de vivre pauvres, incapables également de s’enrichir par leur travail, ils ont fait la chasse à la dot, ils ont trouvé commode d’échanger leur nom contre une fortune, traînât-elle dans la boue, jugeant que l’argent n’a pas d’odeur. C’est ainsi que vous les voyez alliés aujourd’hui à des acquéreurs de biens nationaux, aux plus régicides des conventionnels, aux fusilleurs du duc d’Enghien, à des fermiers de jeux, que sais-je encore ! Tout y a passé, et je ne crois pas qu’on puisse trouver, sous ce rapport, quelque honte nouvelle à leur faire boire, ni de prostitution plus complète à leur faire accepter !

Le capitaine s’était alors levé, incapable d’en entendre davantage.

— Pardonnez-moi, fit le négociant avec un visible regret, j’ai l’air de jouer ici les M. Jourdain à rebours, et telle n’est pas mon intention, d’autant que je viens de vous blesser. J’aurais voulu vous faire comprendre que ce sont les vôtres que je refuse et non pas vous, mais je m’y suis mal pris. Encore une fois, j’en suis vraiment peiné.

— Vous pouviez, monsieur, répondit de Vair, plus ému qu’il n’eût voulu le paraître, invoquer bien des raisons pour décliner ma demande, tout en sauvegardant les convenances. Vous avez préféré donner à votre refus une forme insultante pour le milieu où je suis né. Je laisse à votre conscience le soin de décider si vous vous êtes conduit en homme de cœur, et à votre éducation celui d’apprécier si vous avez agi en galant homme.

Et s’inclinant, il sortit d’un pas ferme, mais l’esprit si troublé qu’il se trouva dans la rue sans savoir comment et se prit à marcher sans savoir où.