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SACRIFIÉS.

la permission, l’avez-vous invoqué, l’avez-vous consulté au pied des autels ? Reprenez, jour à jour, cette phase d’égoïsme formidable à deux que vous appelez votre amour, vous n’y verrez pas une pensée qui ne soit pour vous seuls. Comment en serait-il autrement, dans cette funeste disposition du cœur, où la passion insensée pour la créature en a chassé jusqu’au souvenir du Créateur ? Non, si vous vous êtes engagés l’un à l’autre, Dieu n’y a été pour rien ; c’est que cela vous convenait, c’est que votre imagination et vos sens vous poussaient l’un vers l’autre. Votre serment, s’il y en a un, n’est qu’une parole humaine que le vent des événemens peut balayer à tout moment, comme toutes les paroles des hommes. J’ajoute que c’est trop heureux, car lorsque l’homme se laisse envahir par une passion qui n’a pas Dieu pour objet, c’est l’insulter que de l’en prendre à témoin.

— Mais alors le serment n’existe plus sur terre ! se récria Jean, révolté au fond contre cette dureté qui foulait si rudement ses chères ressouvenances.

— Si, il y a un serment qu’on peut prononcer devant Dieu, c’est celui qui vous lie à lui pour la vie, je n’en connais point d’autre.

Et le prêtre semblait regarder au dedans de lui, comme pour y retrouver la trace de ce don volontaire et absolu de son être qui datait de loin déjà et le liait jusqu’au tombeau.

— Écoutez, mon père, dit Jean, après s’être recueilli un instant, si j’étais au tribunal de la pénitence, je comprendrais à la rigueur votre langage, quelque dur et surhumain qu’il me paraisse, mais vous représentez ici l’ami de ma famille, vous vous êtes donné la tâche d’un rapprochement nécessaire à ce lit de mort. Hélas ! nul n’y aspire plus ardemment que moi ! Voulez-vous que nous restions sur le terrain du monde, le seul favorable au sujet que nous traitons ? Je commencerai par vous éclairer en toute sincérité sur le compte de Mlle  Valtence et de sa famille, car j’ai tout lieu de craindre que ma mère ne vous ait très imparfaitement fixé sur ce chapitre. Je vous dirai ensuite quelle fut ma conduite dans toute cette affaire, et il vous sera, sous ce rapport, facile de contrôler mon dire, puisqu’elle s’est traitée uniquement par lettres, qui n’ont certainement pas été brûlées. Vous jugerez ensuite si mon obstination est impardonnable…

Et après avoir expliqué en quelques mots comment il avait connu Mireille, il s’étendit adroitement sur la grande situation des Valtence, sachant que le jésuite s’humanise vite aux puissans de la terre, il peignit leur nom universellement connu et respecté, leurs principes religieux, les bienfaits répandus autour d’eux, leur très réelle et chrétienne influence. Le père l’écoutait avec un inté-