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gens sous le nez, tant la pluie froide et brumeuse épaississait les ténèbres sous un ciel noir et bas.

À part les deux masses sombres et ruisselantes du train et de la gare, l’œil ne distinguait rien absolument, au point que, sans quelque habitude des lieux, il eût été difficile de s’orienter vers la sortie des voyageurs.

Au train de nuit, d’ordinaire, personne ne descend à Lovéac. Son arrivée tardive répugne aux marchands de bois et de bestiaux, seuls habitués du chemin de fer dans cette petite localité. Cette fois, cependant, quelqu’un venait de débarquer, un voyageur à qui la gare était évidemment familière, car il s’achemina sans hésiter vers le point où l’homme d’équipe de service devait recevoir son billet et lui remettre son bagage.

Un omnibus, attelé de deux postières grises, stationnait dans la cour. Le voyageur y prit place, après qu’on eut chargé sa malle, et la voiture partit au grand trot.

« Ce doit être M. Jean, » pensa l’homme du chemin de fer, passablement stupéfait en se trouvant une pièce d’un franc dans la main, pourboire inusité à Lovéac.

C’était lui, en effet, qui n’avait pris à Paris que le temps de changer de train, qui, malgré la fatigue de deux nuits consécutives en wagon, n’avait pu, sous l’oppression de ses poignantes préoccupations, s’endormir un instant, et qui arrivait fiévreux, les yeux cernés, la voix sèche.

La pluie tombait toujours impitoyable, la lueur vacillante des lanternes n’éclairait guère que les troupes des chevaux et les flaques d’eau de la route. Dans l’obscurité profonde, à défaut des yeux, les souvenirs de Jean de Vair s’y reconnaissaient. Chaque détour du chemin, chaque maison dépassée, ces grands calvaires surtout, si fréquens en Bretagne, dont il devinait les croix enfouies dans la nuit, autrefois lui eussent serré le cœur au passage. Avec quelle hâte d’arriver il parcourait cette route alors, excitant le cocher, sans pitié pour l’attelage ! Cette vieille souche, tordue par le temps, quelle impatience à en guetter la silhouette grimaçante, parce qu’elle confinait presque au parc de Vair ! Autour de lui, tout le captivait comme une échappée des années passées.

Maintenant, rien. — Il s’abandonnait, lassé, au mouvement de la voiture, se faisant l’effet d’un étranger emporté dans un pays inconnu, désintéressé des êtres, nullement pressé de toucher au but.

La tristesse du dehors lui pesait aussi. Les chevaux filaient d’un bon train, mais leurs grelottières sonnaient mornes dans cette nature noyée, dépouillée. Et la voiture roulait par la nuit, soulevant des éclatemens de boue, grinçant sur les nappes de macadam fraîchement étendu, cinglée par l’averse décharnée, traver-