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Et j’aime encore beaucoup, pour sa justesse et pour sa portée, l’idée première de la pièce de M. Lemaître. Amusé tout d’abord et ensuite un peu scandalisé, je crois, — car je viens de dire qu’il est bon homme au fond, — du caractère hybride et confus, triste et comique à la fois de l’état social au milieu duquel nous vivons; de l’inertie des classes qu’on appelait autrefois dirigeantes, de la grossièreté de celles qui leur ont pris leurs vices avec leur influence; des froissemens et des heurts qui résultent entre elles de l’obligation où elles sont de vivre ensemble, c’est un peu tout cela que M. Lemaître a essayé de nous montrer dans le Député Leveau. On ne saurait trop le louer d’en avoir tenté l’entreprise. Elle passe les ambitions de la plupart de nos auteurs dramatiques. Mais on ne saurait trop regretter qu’il n’y ait qu’à moitié réussi, puisque enfin, si c’était son idée, on ne s’en est pas aperçu d’abord, et il a fallu qu’il nous l’apprît lui-même.

C’est qu’il y a deux ou trois pièces, pour le moins, dans la sienne. Il y a une satire de mœurs politiques qui se joue, si je puis ainsi dire, entre le député Leveau; son collègue centre gauche, le jeune M. Deslignières; et son collègue de droite, le très nul, mais très honorable et très digne marquis de Grèges. Il y a une comédie de mœurs contemporaines : c’est celle de la séduction d’un avoué radical par une marquise authentique, et de la victoire finale du radical sur la marquise. « Le véritable sujet, nous dit M. Lemaître, c’est Leveau roulé par la marquise, puis se vengeant d’elle; c’est la lutte entre la marquise et Leveau. » Enfin, il y a un drame: c’est celui de M. Leveau tâchant d’arracher à sa femme, par d’assez laids et piteux moyens, une demande en divorce. Et il est bien vrai qu’il ne songerait pas à divorcer s’il ne prétendait épouser sa marquise, comme aussi que cette prétention n’aurait jamais germé dans sa cervelle d’avoué s’il n’avait commencé par faire avec Mme de Grèges une espèce d’alliance mondaine et politique. Mais ces sujets n’en sont pas moins trois, dont le dernier remplit tout le deuxième acte, comme le second remplit le quatrième; ils ne se tiennent pas nécessairement; chacun d’eux, l’un après l’autre, tire à lui toute l’attention; et cependant, chacun d’eux valait bien, à ce qu’il semble, que l’on en fît une pièce entière.

De cette indécision s’ensuit je ne sais quelle incertitude, et quelle obscurité dans le dessin des caractères. Qu’est-ce, par exemple, qu’Alphonse Leveau? Un véritable ambitieux, vraiment avide de pouvoir et prêt à tout pour la domination? Je ne pense pas qu’en ce cas, radical, populaire et millionnaire comme on nous le représente, aucune marquise l’eût détourné de son but ou seulement interrompu dans sa course. Ceux-là ne sont pas de vrais ambitieux, ou, pour me servir de l’expression de M. Lemaître, ils ne sont pas nés dompteurs d’hommes, ceux qui sont capables, à cinquante ans, de s’attarder dans les joies de l’amour; et le triomphe suprême des Leveau, c’est