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en procurant lui-même les moyens. Être ou ne pas être, lequel des deux vaut mieux? La vie est-elle bonne ou est-elle mauvaise? La nature est-elle une mère pour nous, ou la spectatrice impassible de nos misères et de nos souffrances? Autant de questions de fait, qui ne se résolvent point par d’autres, sur lesquelles nous ne pouvons qu’interroger la nature, la vie, et l’être même. Il ne saurait y en avoir de mieux posées, plus simplement, plus clairement. Il est vrai qu’en revanche il n’y en a pas non plus que les hommes aiment moins à se faire, parce qu’il n’y en a pas dont ils sachent mieux quelle sera la réponse. Par des chemins où les plaisirs mêmes sont des pièges tendus à notre étourderie, nous allons insensiblement à la mort, et la mort ne nous sert que d’un sanglant passage, non pas même peut-être au néant, mais à un inconnu plus formidable encore que la vie.

C’est ici, je le sais bien, que toutes les sortes d’optimistes triomphent. Cette conception de la vie ne leur paraît pas conforme à la réalité, disent-ils, et d’ailleurs ils la trouvent désolante. Avec tout ce qu’elle traîne de maux après elle, la vie n’est pas à leurs yeux si mauvaise, et quand ils repassent la leur en mémoire, ils disent qu’ils la recommenceraient volontiers. Si la douleur est réelle, le plaisir ne l’est-il pas aussi? Boire, manger, dormir, et le reste, cela ne vaut-il pas la peine d’être né? Puisque d’ailleurs les pessimistes trouvent la vie si triste, que n’en sortent-ils donc? Mais ils s’en donnent bien de garde, et même on ne voit pas qu’ils soient moins empressés que les autres à courir aux plaisirs!.. Mais j’aurais honte, en vérité, si j’insistais sur de semblables argumens. Qui ne voit, en effet, qu’ils ne sont que le développement plus ou moins ingénieux du vers :


Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre?


Les plaisirs de quelques-uns ne suffisent pas au bonheur des autres, et, pour le vrai pessimiste, la question n’est pas du bonheur d’Auguste, mais des souffrances des hommes, ou plus généralement, de la misère inhérente à notre condition. Il faudrait, d’ailleurs, examiner de quel prix nous payons nos prétendus plaisirs, et peut-être alors nous aviserions-nous qu’il convient d’en changer le nom. C’était l’opinion de Swift, dans ses Voyages de Gulliver, qu’il ne semble même avoir écrits que pour la démontrer. Le plaisir n’est qu’à la surface, mais le mal est à la racine. Quand ils nous opposent de semblables réponses, les optimistes ne prouvent qu’une chose, qui est qu’ils n’entendent pas la doctrine qu’ils croient réfuter. Mais ils le prouvent bien plus éloquemment encore, quand ils se récrient sur les conséquences du pessimisme, et c’est ce que je voudrais surtout essayer de leur faire voir. Bien loin d’être capable d’aucune conséquence que l’on doive redouter, le pessimisme ne saurait être, et n’a été, en fait, qu’utile et bienfaisant