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se refroidissait de jour en jour. Les uns disaient mélancoliquement : Eso se va. Les autres préparaient de loin des excuses à leur défection. Que d’abandons déjà commencés ! Que de trahisons qui couvaient dans l’ombre ! Que de fidélités douteuses où les vers se mettaient !

Les alphonsistes avaient déjà tout organisé pour le jour de leur triomphe. Dix-huit mois auparavant, M. Canovas del Castillo avait reçu du jeune roi exilé un blanc-seing qui l’autorisait, le cas échéant, à former un gouvernement provisoire. M. Canovas est un de ces hommes qui ne cueillent pas l’orange avant qu’elle soit mûre ; mais il la voyait mûrir d’heure en heure. Une dictature qui ne se justifie pas par son action et ses bienfaits se perd; un dictateur inutile a rendu d’avance son épée. Le duc de La Torre s’était enfin résolu à aller prendre en personne le commandement de l’armée du nord et à porter au carlisme ce coup décisif qu’on annonçait depuis si longtemps. Il était trop tard ; les rigueurs d’un hiver neigeux devaient le condamner à piétiner sur place, à faire dire une fois de plus: Il ne peut rien ou il ne veut rien.

Dès le 1er‘décembre, M. Canovas avait fait écrire ou signer par son prince un manifeste qui était un chef-d’œuvre de modestie fière ou de fierté modeste. Ce jeune roi de dix-sept ans insinuait « que la monarchie constitutionnelle pouvait seule mettre un terme à l’oppression, à l’incertitude, aux troubles cruels dont souffrait l’Espagne. » — « On m’écrit qu’avant longtemps tous les gens de bonne foi seront avec moi, quels que soient leurs antécédens politiques, comprenant tous qu’ils n’ont pas à craindre des exclusions ni d’un monarque jeune et sans parti-pris, ni d’un régime qui s’impose aujourd’hui précisément parce qu’il représente l’union et la paix. Je ne sais, moi, ni quand ni comment cette espérance se réalisera, ni même si elle se réalisera jamais. » Après cela, enflant la voix, il promettait à l’Espagne tous les biens du ciel et de la terre, le relèvement rapide de son crédit, de longues années de prospérité glorieuse, des garanties de bonheur pour tout le monde et particulièrement « pour les honnêtes et laborieuses classes populaires, » la concorde, l’ordre et la liberté, et appelant à lui tous les partis, il leur donnait à entendre qu’il y aurait autant d’élus que d’appelés. Puis, baissant de nouveau le ton : « Il ne faut pas croire que je déciderai rien sur-le-champ ou arbitrairement. Les princes espagnols, là-bas, dans les anciens temps de la monarchie, ne décidaient pas les affaires difficiles sans les cortès. Une fois l’heure arrivée, il sera facile pour un prince loyal et un peuple libre de s’entendre et de se concerter sur toutes les questions à résoudre... Quel que soit mon sort, je ne cesserai d’être bon Espagnol, et comme tous mes ancêtres bon catholique, et comme homme de mon siècle libéral. »

Ainsi parlait M. Canovas par la bouche de son prince. S’il avait eu