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que bien rarement. Que dis-je? Quand ils se procuraient une maigre ration de pain, du lard rance, de la viande de troisième qualité, ils se mettaient joyeusement à préparer leur brouet. » Leur faisait-on la grâce de leur donner du vin, un peu de café? ils riaient et chantaient. Leurs lassitudes, leurs longues et inutiles souffrances, la montagne inhospitalière, ses embuscades et ses jeûnes, la mer et ses trahisons, tout était oublié.

A quelque temps de là, M. Houghton revenait à Madrid, et il éprouvait un autre genre d’étonnement. La tête encore pleine des horreurs de la guerre civile, il s’attendait à trouver une ville triste, inquiète, agitée. C’était la veille de Noël, et on s’occupait beaucoup moins du maréchal Serrano, des carlistes, du prince Alphonse, des rumeurs inquiétantes qui couraient, du commerce qui n’allait plus, de la misère publique, que des soupers, des réveillons, des messes de minuit, de toutes les réjouissances de la Noche buena. Les devantures des magasins de comestibles étaient bondées de dindes et de chapons; les rues retentissaient du bruit assourdissant des tambourins, des crécelles, des sifflets; tout avait un air de fête, tout était en liesse. Les Madrilènes aiment à se persuader que leurs morts occupent dans le paradis un logement à part, où un jour de souffrance leur a été ménagé pour voir Madrid. Quelle misère si ces bienheureux venaient à découvrir que Madrid ne s’amuse plus!

Tout en suivant dans leurs évolutions les armées en campagne, M. Houghton conçut le projet d’étudier aussi le monde des politiciens, de s’initier aux secrets de la politique espagnole. Elle lui parut fort étonnante; mais, dans les vives surprises qu’il éprouva, il entrait cette fois moins d’admiration. Il fut longtemps sans pouvoir s’accoutumer à l’indiscrétion de certains officiers généraux, qui disaient avec une prodigieuse désinvolture : « Il se fera avant peu un pronunciamiento; et, si je vis encore, j’en serai. » De leur côté, de hauts fonctionnaires, qui avaient toute la confiance de leur gouvernement, disaient, sans baisser la voix : « Eso se va, cela s’en va; la maison est minée, c’est aux rats d’aviser. »

Mais ce qui étonnait encore plus M. Houghton, c’étaient les incroyables ménagemens du gouvernement établi pour les conspirateurs carlistes ou alphonsistes qui tramaient sa perte à ciel ouvert. « Il faisait montre d’une faiblesse, d’une irrésolution qui nous surprenaient grandement, en raison même de notre inexpérience des us et coutumes invétérés chez les partis politiques en Espagne. Il était assez difficile pour un étranger de s’habituer à ce spectacle de ménagemens et d’égards, de faiblesses et de complaisances, d’indifférence et d’apathie, qui font toujours que les partis en apparence vaincus ou momentanément impuissans préparent à leur aise, effrontément, au grand