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que partant le vrai sage se résigne facilement aux faits accomplis et accepte même d’avance l’événement de demain, lo de mañana. Enfin, il faut croire que la politique n’a rien à démêler avec la morale, qu’elle est une sorte de jeu où il y a des perdans et des gagnans, qu’on a toujours raison de gagner. C’est là le secret de la grande tolérance, de l’indulgence extrême qu’ont les politiciens espagnols les uns pour les autres. Ils sont tous beaux joueurs. Au lieu de se fâcher, de gémir ou de récriminer, les perdans préparent leur revanche, les gagnans, de leur côté, considèrent que demain peut-être ils perdront, et d’habitude ils témoignent aux vaincus une exquise courtoisie ; ils les traitent avec beaucoup de ménagemens, afin que, si la roue vient à tourner, ils aient droit, eux aussi, à l’indulgence et aux égards. En un mot, pour comprendre l’Espagne, il faut se dire que tous les hommes sont pécheurs, mais que, si grands que soient les méfaits, ils ne ferment à personne l’entrée du royaume de la grâce, que la sottise seule est un péché irrémissible et que le caractère des sots est de tout prendre au tragique et de moraliser hors de propos.

Mais on ne devient pas philosophe du premier coup, et avant de comprendre, on s’étonne. C’est précisément ce qui est arrivé à M. Houghton, qui vient de publier un livre aussi curieux que substantiel sur la restauration des Bourbons en 1874 et les événemens qui la préparèrent[1]. Correspondant militaire d’un journal étranger pendant la dernière insurrection carliste, l’Espagne lui apparut d’abord comme un pays singulier, où rien ne se passe comme ailleurs, qui, en bien comme en mal, ne ressemble à rien. Ce fut un étonnement mêlé d’une vive admiration qu’il ressentit plus d’une fois pour les conscrits espagnols qu’à peine enrôlés, on avait menés au feu dans la Biscaye ou la Navarre. Il admirait leur bonne tenue, leur sobriété, leur discipline, leurs jarrets d’acier, leur santé robuste sous une chétive apparence. « Si leurs officiers les traitent bien, sans trop les rudoyer et en s’imposant à eux avec une rondeur joviale et franche, ces conscrits exécutent des marches, bravent les intempéries et les fatigues, attaquent des positions formidables avec un entrain et une vigueur dignes de vétérans des premières armées du monde. » Il en vit à Santander qui revenaient d’Irun. « Ces pauvres soldats, après avoir beaucoup souffert à bord des transports improvisés pour cette occasion, se promenaient par les rues et sur les quais, sous une pluie torrentielle, à la recherche de leurs logemens. Ils bivouaquaient sur les places et sous les portes cochères, et avec leurs capotes, leurs pantalons littéralement trempés, ces admirables troupes ne grognaient pas et ne se plaignaient

  1. Les Origines de la restauration des Bourbons en Espagne, par A. Houghton. Paris, 1890 ; librairie Plon.