Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 102.djvu/173

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à penser eux-mêmes. En outre, dit M. Lachelier[1], c’est pour les élèves un grand avantage moral, de sentir que le maître ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes : « Nos classes de philosophie sont avant tout, aujourd’hui, une école de sincérité. » —

Faut-il, comme on l’a proposé, exclure de l’enseignement la métaphysique ? Les parties de la philosophie les plus désintéressées et les plus élevées sont aussi les plus belles. Nous ne tenons pas autant à la « psycho-physique » et à ses expériences, à la logique et à ses abstractions, qu’aux grandes théories sur la nature, sur l’homme et sur les premiers principes. Gardons-nous de prendre le degré de certitude positive pour mesure de la vertu éducatrice. C’est précisément parce que la philosophie générale n’est pas une science positive, qu’elle a une plus grande valeur esthétique et morale. Les « certitudes » ne sont pas ce qu’il y a de plus important pour l’éducation de l’esprit : nous vivons et agissons, la plupart du temps, au milieu des probabilités, et Leibniz avait raison de dire que « l’appréciation des probables » est encore supérieure à « l’appréciation des certitudes. » Le but que doit se proposer l’enseignement n’est pas de résoudre toutes les difficultés, mais de mettre le jeune homme, par une méthode qui ne soit ni dogmatique, ni sceptique, au courant des controverses où il sera nécessairement témoin et partie dès qu’il entrera dans la vie commune. Les problèmes de philosophie générale sont, d’ailleurs, intimement liés aux problèmes moraux et religieux ; le jeune homme ne peut sortir du lycée sans un critérium, sans des idées directrices au milieu des contradictions qui travaillent la société française. L’enseignement secondaire doit donc, sur le fondement des études scientifiques et littéraires, ébaucher une doctrine de la science et une doctrine de la vie, pour aboutir à la considération des problèmes ultimes de l’existence et de la conduite. Seule, la philosophie première met l’esprit en face de ces grands problèmes, seule elle donne, sur plus d’un point, le sentiment de l’insoluble même, qui est plus important que telles solutions scientifiques, parce qu’il est le sentiment du sublime. Au-dessus de ce que les Anglais appellent « l’émotion cosmique » s’élève cette émotion métaphysique qui fait le fond du sentiment moral et religieux.

L’esprit de la philosophie première, dans l’enseignement, doit être et, de fait, est chez nous conforme à la partie durable de la Critique kantienne. Conséquemment, il doit aboutir à montrer les limites de la connaissance proprement dite. Là-dessus, tous les philosophes seront d’accord ; les positivistes ne pourront se plaindre

  1. Rapport au conseil supérieur.