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ad superiora. En même temps ces études développeront au plus haut degré le sens du réel, parce qu’elles sont les seules sciences qui saisissent des réalités en elles-mêmes. On ne devrait pas l’oublier dans la patrie de Descartes, les faits intérieurs, — pensées, sentimens, volitions, — sont par cela seul qu’ils apparaissent et que tout leur être est d’être aperçu, ou, pour mieux dire, de s’apercevoir. Quand je souffre, par exemple, je ne puis pas me demander si derrière ma souffrance, qui se sent, il n’y a pas quelque autre souffrance toute différente, peut-être même un plaisir. Je puis mal analyser les causes complexes de ma douleur, mais cette douleur est en soi telle qu’elle se sent. On l’a dit avec raison, le ciel même d’un Laplace, quoique plus vrai que le ciel des anciens, n’est encore qu’un ciel apparent, mais la conscience du plus humble des hommes est l’immédiate appréhension d’une existence réelle, d’une vie dont l’être est de se sentir, d’un monde intérieur qui, dans le moment où il se voit, se fait. D’autres sciences peuvent développer le sens du vrai abstrait, aucune ne développe à ce point celui du réel ; or, le sens du réel devient de plus en plus nécessaire à notre époque. Mais il ne doit pas s’appliquer seulement aux réalités du monde physique ; il doit s’appliquer surtout aux réalités du monde moral et social, qui, par leur complexité et leur infinité, échappent à nos mesures sans échapper à nos jugemens. Les sciences morales et sociales ont donc ce mérite propre de n’être ni des études purement formelles, ni des études matérielles ; elles échappent ainsi, par leur nature même, aux deux grands écueils de l’enseignement moderne : oublier les réalités pour les formes, ou absorber toutes les réalités dans la matière.

L’enseignement cesserait d’être classique et libéral s’il se perdait dans les études particulières de l’industrie, du commerce, de l’agriculture, de la jurisprudence, de la politique ; mais il ne cesse pas d’être libéral, il le devient même davantage encore, tout en devenant plus pratique, quand il étudie les grands principes économiques et les lois sociales qui président à l’industrie, au commerce, à l’agriculture, à la jurisprudence, à la politique. Il se meut alors dans un milieu à la fois très réel et très moral. Comme la philosophie est, pour ainsi dire, la moralité de la science, l’économie politique est la moralité de l’industrie, du commerce et de l’agriculture ; le droit naturel est la moralité de la législation ; la science sociale est la moralité de l’histoire et de la politique.

Objectera-t-on que les études morales et sociales vont nous apporter uni ; nouvelle surcharge intellectuelle ? — Bien organisées, elles seront au contraire une simplification et une coordination des connaissances. Les vues générales et synthétiques donneront à l’esprit moderne un secours comparable aux figures