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un insaisissable adversaire ; et ces mêmes peuples, qui ne sauraient former une confédération régulière dans les temps paisibles, se ligueraient immédiatement contre l’ennemi commun.

Du reste, il est moins facile qu’autrefois de supprimer en Europe le moindre état souverain. On ne partagerait pas aujourd’hui la Pologne avec autant de sans-façon qu’il y a cent ans. Cette nation chevaleresque n’a connu que dans le malheur l’unité morale, qui est la conscience des peuples. Il semble que son âme s’achevait dans le temps même qu’on taillait son corps en pièces. Aujourd’hui, Dieu merci, les peuples ne pèchent pas par ignorance d’eux-mêmes. On leur souffle dès leur naissance une vie artificielle. Le monde entier s’intéresse à leur santé. Si, par hasard, ils ont mal dormi, le télégraphe nous informe incontinent de la nature de leurs cauchemars. Aussi, bien loin d’attendre d’être écartelés pour se plaindre, ils crieraient volontiers avant qu’on ne les écorche.

Le plus vraisemblable, c’est que les états chrétiens des Balkans resteront libres. Je ne dis pas qu’ils conserveront exactement leur forme actuelle ; mais ils ne dépasseront guère, les uns cinq, les autres dix millions d’habitans, à moins de s’entre-dévorer. C’est assez pour tenir un rang fort honorable parmi les états de second ordre. Sans doute, ils mèneront une existence inquiète entre les puissances formidables qui les entourent et qui se disputent leur amitié. Mais il n’est pas nécessaire de monter un gros bâtiment pour bien naviguer sur une mer orageuse. De tout temps, on a vu de ces petits états se faufiler entre les grands, qu’ils servaient ou combattaient tour à tour ; user d’adresse pour sauvegarder leur indépendance, se ménager, se déclarer à l’heure propice, marchander l’appoint de leur flottille et passer sans vergogne d’un camp dans un autre, en n’écoutant que leur intérêt. Ainsi se comportaient jadis le Piémont, entre la France et l’Autriche ; les Pays-Bas, entre la France et l’Angleterre ; la Saxe, entre l’Autriche et la Prusse. Ce n’est peut-être pas très moral, mais c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour subsister dans le conflit des ambitions. Quand on connaît les appétits des gros états, cela rend indulgent pour les ruses familières aux seigneurs de moindre importance.

Il n’est pas rare, d’ailleurs, qu’un petit peuple rende de tels services à l’équilibre du monde, qu’il devienne indispensable. On estime alors que, s’il n’existait pas, il faudrait l’inventer. Les congrès le prennent sous leur protection, et, ce qui vaut mieux, ses voisins veillent eux-mêmes sur son intégrité, ils aiment mieux le voir libre que de le céder à un rival. Voyez, par exemple, la Belgique et la Suisse. On les nomme des états-tampons, parce qu’ils amortissent les chocs, et c’est merveille, en effet, comme on entend peu de bruit sur leurs frontières fortunées. Tout y est rembourré,