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autrichiennes. En considérant cette découpure bizarre, je comprends le mot mélancolique d’un patriote serbe : « Plutôt, disait-il, que de vivre à l’étroit, sans débouchés et sans avenir, il vaudrait mieux faire le sacrifice momentané de notre indépendance et rentrer dans la grande usine à fabriquer des nations. Lorsque la première coulée n’est pas bonne, on rejette la fonte dans le moule. Qu’une grande crise nous remette en forme, nous sortirons de ce temps d’épreuve avec des profils plus fermes et des frontières mieux assurées, peut-être avec un morceau de Bosnie ou de Macédoine soudé à nos flancs. »

Si la fusion complète est impossible, que penser d’une confédération des Balkans ? C’est une idée séduisante qui, de temps en temps, revient sous la plume des journalistes. On prétend même qu’elle sourit au génie des peuples slaves, bien que l’histoire ne mentionne aucune fédération slave qui n’ait été une épouvantable anarchie. Si l’on veut parler d’une société permanente où les états, mis sur un pied d’égalité, relèvent d’un pouvoir fédéral, à la manière de la Suisse ou des États-Unis, je n’hésite pas à dire que l’Europe orientale ne connaîtra jamais cette forme de gouvernement. Pour établir un pareil équilibre, il y a là-bas trop de jalousies, trop d’occasions de faire pencher la balance. Il faudrait d’abord supprimer l’empire ottoman, ce qui ne coûte rien à nos profonds politiques. Même alors, Constantinople, capitale fédérale, est une chimère qui mettrait en gaîté M. de Bismarck. On trouvera toujours des pommes de discorde en Orient : si ce n’est pas Constantinople, ce sera la possession de la rive asiatique, comme jadis au temps des Grecs. La jalousie fut le ver rongeur de cette ancienne société grecque, qui ne manquait certes pas de lumières. Lorsque Athènes essaya d’organiser une fédération qui servît de pont entre l’Europe et l’Asie, elle eut aussitôt contre elle toutes les cités rivales. Et cependant elles étaient de même race. Il fallut la main d’un conquérant pour imposer à la péninsule cette unité qui fut une décadence politique. Il y a des nœuds gordiens qu’on ne tranche qu’avec l’épée.

Cela ne veut pas dire que les états de la péninsule soient destinés à disparaître. Les mêmes causes qui les ont empêchés de s’unir les rendront, fort heureusement, d’une digestion très difficile à n’importe quel conquérant. Les vaincre une première fois n’est rien : leur faible étendue les met à la merci du plus fort. Mais les difficultés commenceront le lendemain de la victoire. N’ayant à peu près rien à perdre, car ils sont pauvres, les habitans de la péninsule orientale feraient ce qu’ont fait les Espagnols en 1809. Comme en Espagne, on verrait l’envahisseur entrer d’abord sans résistance, puis se débattre dans ce buisson d’épines et s’épuiser contre