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L’homme n’est plus cet être prévoyant, vainqueur de la mort et de l’espace, qui fonde un état pour se survivre à lui-même et pour dépasser l’horizon de sa colline. C’est un animal éphémère, sans passé et sans avenir, esclave et non pas maître du sol qui le nourrit. Le hasard l’a-t-il jeté dans la plaine, il est assez honnête et creuse machinalement son sillon ; deux cents mètres plus haut, le voilà brigand : affaire d’altitude. Les vallées sont des tapis de verdure plus ou moins riches, sur lesquels un être instinctif, à la manière des abeilles et des fourmis, a dessiné l’arabesque des cultures et piqué les points rouges des villages. La politique peut tailler à sa guise cet habit d’Arlequin : elle n’y trouvera pas l’étoffe d’une nation.

Est-ce un peuple par exemple, ou n’est-ce point plutôt une bande de brigands, que cette Haute-Albanie, dans ses montagnes inaccessibles ? Ici, le vol à main armée prend des proportions épiques. Il est appuyé sur l’honneur, sur la bravoure et sur de glorieuses traditions. Ici, on honore côte à côte le Christ et Mahomet : la religion n’est qu’un voile léger sous lequel reparaît le sauvage. Ce primitif a la beauté, l’agilité, la grâce d’une créature parfaitement adaptée à son rôle. On le considère avec respect : c’est un fauve de la grande espèce. Lui seul, ou ses pareils, les chevaliers de grand chemin, vivent dans le désordre comme dans leur élément. Sa race foisonne sur les ruines, fait souche et se propage. On l’a vu descendre de ses montagnes, envahir le plateau de Novi-Bazar, pousser devant lui les familles serbes et les jeter dehors. Il a inondé l’Epire et franchi le golfe de Lépante. Il a saccagé la Morée pour le compte des Turcs, en attendant qu’il combattît les Turcs pour le compte des insurgés, car il sert également toutes les causes, pourvu qu’il y ait des coups à donner ou à recevoir. Ce condottiere de l’Orient n’opère pas seulement en Europe : il égrène sur toutes les routes d’Asie ces villages d’Arnautes, terreur des populations paisibles. Il va devant lui, sans autre mobile que le goût des aventures, tantôt se glissant parmi les phanariotes pour gouverner la Valachie, tantôt exterminant à son profit les tyrans inférieurs, comme Ali-Pacha de Janina, tantôt escaladant les marches d’un trône, comme Mehemet Ali : c’est la dernière apothéose du soldat de fortune, protecteur de l’ordre, instigateur du progrès, idole de l’Europe. Celle-ci aura la simplicité de croire qu’on fabrique un état moderne avec les procédés du moyen âge et prendra pour un souverain philosophe le rusé destructeur des mamelucks. Mais ces brillans Albanais, s’ils peuvent défrayer l’Afrique et l’Asie de politiques et de guerriers, n’ont, dans leurs montagnes, rien construit de durable ; et leur exemple ne servira qu’à perpétuer, au cœur de la péninsule, une forme de la civilisation que les habitans de Tombouctou ont déjà dépassée.