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derrière leurs ponts-levis, ils s’endormaient dans une parfaite insouciance du sort de leurs voisins.

L’Europe du XVe siècle, moins prévoyante encore que celle du XIIIe ignorait presque tout de l’Orient. C’est pour cela qu’à l’époque où Boabdil quittait les murs de Grenade, les grands-ducs de Moscou payaient encore un tribut aux Tartares, et l’Islam, s’ouvrant un chemin jusqu’au cœur de l’Europe, allait faire flotter l’étendard du prophète sur les murs de Bude. Arrêtons-nous un instant : le moment est solennel, et les physionomies opposées du Turc et du Chrétien expliquent à la fois la marche foudroyante de la conquête musulmane et les revers qui lui ont succédé.

Voyez d’un côté ce peuple à demi nomade, sans passé, sans racines, léger de bagage et riche d’espérances : il entre en campagne à la manière de ces hordes qui ont fondé tous les grands empires asiatiques, sauf à s’énerver plus tard. Mais il a perfectionné le système. D’abord, il est dégagé de toute fumée mystique. Il ne discute pas. Il prend des Arabes une religion toute faite, sans rien ajouter ni retrancher. Son fanatisme est celui du soldat qui meurt pour son drapeau, et non celui du santon qui se torture pour conquérir le ciel. Cet héritier de l’Islam est peu soucieux de propagande : on compte à peine à son actif quelques conversions intéressées. Il lui plaît que les chiens de chrétiens gardent leur croyance : ils en seront plus faciles à gouverner. Dans tous les cas, on ne le verra pas s’embourber dans les marais de la controverse, qui recouvrent à cette époque les trois quarts de la chrétienté.

Ce n’est pas tout. Renchérissant sur sa mobilité native, il crée une milice qui n’aura de contact avec personne qu’avec le chef et dont les membres ne connaîtront même pas leur véritable nom. Ce sont les fameux janissaires, enlevés à des berceaux chrétiens, dépaysés, débaptisés : ils n’ont d’autre famille que le régiment, d’autre foyer que le bivouac, d’autre toit que la caserne, d’autre père que le sultan ; et bientôt ils n’auront d’autre règle que leur appétit, admirablement symbolisé par l’énorme gamelle autour de laquelle se rallient leurs cohortes.

Ainsi préparés, les Turcs se jettent sur l’Europe. Comme ces aigles façonnés pour la victoire, et que les conquérans prennent volontiers pour emblèmes, ils sont tout entiers becs et ongles, muscles et ressorts d’acier, ailes immenses : si bien qu’on se figure un Bajazet l’Éclair comme un de ces oiseaux gigantesques qui fondent sur leur proie, l’enlèvent et disparaissent dans la nuée. De là ce coup d’œil de politique et de guerrier qui enveloppe l’Asie, l’Archipel et la moitié de l’Europe. De là ce vol sûr et savant qui, d’abord, plane et décrit un cercle autour de Constantinople,