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ses Linden ou ses Champs-Elysées. Sans doute ; mais on respire ici je ne sais quoi de jeune et d’audacieux, une ardeur de vivre, une confiance qui manque aux vieilles capitales fatiguées. C’est presque une ville américaine, avec un vernis aristocratique que le Nouveau-Monde ne connaît pas. Un luxe tout frais et cependant archaïque laisse entrevoir la sève d’une croissance rapide et drue. Vous voyez, le matin, courir sur l’asphalte les pieds nus et les jambes rouges des laitières en jupe courte ; et cette paysannerie, qui sent déjà l’Orient, fait contraste avec le fastueux décor qui l’entoure. On pense à ces figures de la renaissance, d’une saine et forte nudité, dont la chevelure s’enroule autour d’un diadème finement ciselé. Telle la Hongrie, cette vigoureuse fille de la plaine, garde pour sa tête les séductions les plus subtiles et semble faire à sa capitale un diadème avec tous les joyaux de ses ancêtres.

Mais si le Parisien le plus blasé, sortant de son wagon-lit, est sensible à tant de grâce piquante, quelles doivent être les sensations d’un voyageur qui revient d’Orient ! Ce n’est plus seulement de la surprise, c’est de l’ivresse. Il vient de traverser des bourgades mal tenues, aux maisons basses et clairsemées, n’ayant d’autre parure que leurs minarets ou leurs clochers bulbeux. Voici donc une vraie cité ! Son pied, accoutumé aux soubresauts du sol péninsulaire, se repose avec délices sur un trottoir bien nivelé. Ses nerfs se détendent, que dis-je ? son âme s’épanouit dans l’enchantement du pavé de bois. Elle frémit délicieusement pendant que le corps, ce compagnon de route, se laisse entraîner par un fiacre impétueux. L’esprit s’éveille à son tour et comprend la grandeur du rôle de Pesth, émissaire de l’Europe, portique majestueux dressé sur le seuil du monde civilisé, en un mot, ville-prospectus, offerte à l’admiration des peuples nouveaux. Séduire est pour elle le premier des devoirs. « Entrez ! dit-elle aux Orientaux de toute race. Contemplez mes carrefours corrects, mes beaux gendarmes, immobiles sur leurs chevaux comme des statues ; mes squares verdoyans. Que désirez-vous ? Du moyen âge, de la renaissance, du moderne ? Voici des palais fortifiés où l’on boit de la bière, et des hôtels splendides où de jeunes polissons en habit noir manœuvrent sous les ordres d’un diplomate à favoris soyeux. À vous mes petits vapeurs haletans qui sillonnent incessamment le Danube ; à vous mon Opéra, mes orchestres et mes plaisirs ! Désirez-vous entendre rugir le lion parlementaire ? Je lui construis, en ce moment même, une cage modèle. Préférez-vous de la justice ? en voici le temple. Des sciences ? en voilà le sanctuaire. Hâtez-vous, policez-vous ! On vous a dit que la civilisation était compliquée : je vais vous démontrer qu’elle est charmante, facile, à la portée de tous. Vous n’avez