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pour le donner tout entier à la littérature. Le public, apparemment beaucoup plus éclairé qu’autrefois, vote aussi pour l’acceptation des tableaux, des statues dans les monumens nationaux, et son verdict exempte le peintre ou le sculpteur des corvées qui contrarieraient sa vocation. Le plus grand de tous les honneurs, plus grand que la présidence même, qui n’exige que du bon sens et un dévoûment absolu au devoir, c’est le ruban rouge accordé aux artistes, aux écrivains de premier ordre et aussi aux inventeurs, aux savans, etc. Ce ruban n’est pas prodigué. Il n’y a jamais plus de cent citoyens qui soient admis à le porter.

Julian West lit un roman du fameux Berrian, Penthesilea, que l’on traite de chef-d’œuvre, mais il est moins émerveillé encore de ce qui s’y trouve, que de ce qui ne s’y trouve pas. Combien un romancier du vieux temps eût été embarrassé de construire une intrigue sans aucun des effets tirés du contraste de la richesse et de la pauvreté, de l’ignorance et de l’éducation, etc., sans aucun des motifs issus de l’orgueil social, de l’ambition d’être riche et de la crainte d’être pauvre, sans aucun des obstacles artificiels opposés par les préjugés à l’amour, qui désormais ne connaît plus d’autres lois que celles du cœur !

Un joli roman marchant vite et droit au but, c’est celui qui s’est noué presque à première vue entre le ressuscité, l’épave isolée du monde évanoui et la charmante fille du docteur. Ils ne se connaissent pas depuis plus de huit jours quand Edith Leete encourage et agrée la craintive déclaration de Julian West. Hâtons-nous de justifier tant de promptitude en expliquant que la jeune fille du XXe siècle s’est depuis longtemps éprise des lettres adressées par un fiancé disparu à sa grand’mère, Edith Bartlett, et qu’en rencontrant Julian, elle s’est trouvée comme par miracle devant l’objet de son rêve romanesque. Mais ceci est en contradiction avec ce qui nous a été dit préalablement des moqueries que toute cette jeunesse de l’avenir décoche aux manières anciennes de faire la cour ! Quoi qu’il en soit, Julian restera tout le reste de sa vie amoureux des deux Edith ensemble et ne réussira jamais à les distinguer bien clairement l’une de l’autre ; d’ailleurs, sa nouvelle fiancée ne le désire point : « Surtout n’allez pas m’aimer trop pour mon propre compte, lui dit-elle gentiment. Je vous préviens que je défendrai sa place, que je ne vous permettrai jamais de l’oublier. Je vais vous dire une chose qui vous paraîtra bien étrange, mais ne croyez-vous pas que les esprits reviennent quelquefois accomplir l’œuvre qu’ils ont eue particulièrement à cœur? Qui sait si l’esprit d’Edith Bartlett ne revit pas chez moi? Ainsi ne vous mettez pas en peine de m’adorer. Soyez-lui seulement fidèle. »