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d’égal à égale. Parfois il arrive que la jeune fille parle de son amour la première, avec une simplicité qui est tout le contraire de la coquetterie, aujourd’hui méprisée. Il n’y a que des mariages d’inclination. On n’applique point chez nous le nom de beau mariage à une affaire d’argent ou de vanité, mais à l’alliance avec un homme qui s’est élevé au-dessus des autres par la solidité ou par l’éclat de ses services. Les serviteurs zélés de l’humanité forment aujourd’hui la seule aristocratie, puisqu’il n’y a plus ni fortunes ni titres. La race y a gagné, certainement, l’une des grandes lois de la nature, la sélection sexuelle, ayant cessé d’être contrariée. En outre, le sentiment de la responsabilité est devenu par excellence la loi morale de l’époque. Tandis que les hommes luttent dans la carrière de l’industrie et des talens de toute sorte, les femmes, juges du combat, se réservent de récompenser le vainqueur. C’est le plus vif des stimulans. Il n’y a guère de célibataires, sauf ceux qui ont failli à s’acquitter honorablement de leur mandat. La jeune fille qui épouserait un homme sans valeur serait jugée sévèrement par son sexe tout entier. Nos femmes se considèrent comme les gardiennes du monde futur; ! elles sont confiées les clés de l’avenir. Et leur sentiment du devoir, sous ce rapport, a le caractère d’une consécration religieuse. C’est un culte dont elles sont pénétrées dès l’enfance. Un des beaux romans du XXe siècle, Rulh Elton, n’est que le développement du thème que voici : sur ceux qui sont à naître, notre pouvoir est comme celui de Dieu; envers eux, notre responsabilité est pareille à la sienne envers nous. Qu’il nous traite ainsi que nous les avons traités.

Car elle a toujours un Dieu, nous l’avons déjà vu, cette armée de l’industrie, au XXe siècle, bien qu’il n’y ait plus d’église officielle. Ceux qui ont besoin du prêtre l’absorbent à leur profit et dédommagent la nation de la perte de son travail. De même, quiconque veut lancer un journal, exprimant telle ou telle opinion, ouvre une souscription parmi les gens qui pensent comme lui, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à couvrir les frais, prélevés avec toutes les autres dépenses sur les cartes de crédit. Les souscripteurs réunis choisissent un directeur à leur gré; mais, au lieu de lui donner des appointemens, ils paient à la nation une indemnité afin d’avoir le droit de retirer un citoyen du service général.

Pour ce qui concerne la publication des livres, le système du XXe siècle a l’avantage de décourager la médiocrité en lui imposant pour commencer des sacrifices. Il va sans dire que la liberté de la presse est illimitée, mais tout auteur est tenu d’imprimer son premier livre à ses frais. L’opinion publique décide ensuite, après des épreuves répétées, s’il y a lieu de l’exempter du service commun