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— Chez un médecin, le docteur Leete. — Comment y est-il arrivé? — Plus tard, quand il sera moins faible, on le lui dira. — Qu’est devenu son domestique? — On n’en sait rien, mais il est certainement excusable de ne pas paraître.

A son tour, le docteur Leete lui pose une question. — Quand croit-il s’être endormi? — Mais la veille au soir, naturellement. — Quelle date? — Le lundi 30, parbleu! — Le 30 de quel mois?.. — Pour le coup, Julian s’imagine qu’on se moque de lui : — Le 30 mai, répond-il avec impatience. — Il vous reste à m’apprendre l’année; ensuite je vous dirai, moi, combien de temps vous avez dormi... 1887, vous en êtes sûr?.. Eh bien, mettez-vous en tête, une fois pour toutes, si vous ne le savez déjà, qu’aucun événement en ce monde n’est après tout plus merveilleux qu’un autre. Ne vous laissez pas émouvoir par une révélation étonnante, je l’avoue, au premier aspect. Votre apparence est celle d’un garçon de trente ans et vous n’êtes pas dans des conditions corporelles différentes de celles où l’on se trouve après avoir un peu trop dormi. Pourtant c’est aujourd’hui le 10 septembre de l’an 2000, et vous avez dormi tout juste cent treize ans, trois mois et onze jours.

Le dormeur croit d’abord à une mauvaise plaisanterie; il se fâche et va regarder dans la glace son visage qui n’a subi aucune altération. Sa léthargie a été complète, toutes les fonctions vitales se sont trouvées suspendues, il n’a eu aucune raison de vieillir. Si le hasard n’avait pas fait découvrir la chambre inconnue où il gisait, Julian aurait pu rester dans ce même état jusqu’à ce que le refroidissement graduel du globe eût détruit les tissus de son corps et rendu à l’âme sa liberté. Il a fallu, pour que l’on descendît dans sa cachette, que l’idée vînt au docteur Leete de faire construire un laboratoire dans le jardin voisin de sa maison, un jardin planté d’arbres séculaires. Les excavations ont mis au jour un pan de mur qui s’est trouvé indiquer l’emplacement d’une maison très ancienne. Une couche épaisse de cendres et de charbon montrait assez que cette maison avait été détruite par un incendie, mais, en perçant une voûte, restée intacte, on pénétra dans l’appartement situé au-dessous; il était meublé dans le style du XIXe siècle, et sur le lit gisait un jeune homme, mort selon toute vraisemblance depuis plus de cent ans, mais si bien conservé que les médecins, conviés par leur collègue à venir l’examiner, déclarèrent qu’ils n’auraient jamais cru que les procédés de l’embaumement pussent être aussi perfectionnés à pareille époque. Le docteur Leete optait, quant à lui, pour la catalepsie; tout incroyable que parût cette idée, elle n’était pas dénuée de fondement;