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nous dit-il, sur les plus hautes cimes de la diligence, il a vécu dans le luxe, inutile aux autres, en jouissant d’une fortune dont depuis trois générations les revenus augmentaient sans (vue ses possesseurs fissent rien, hormis profiter de cette forme immorale du régime financier d’autrefois, l’accumulation de l’intérêt, horreur définitivement abolie dans le triomphant avenir auquel il va nous initier en intelligent cicérone. Mais disons d’abord comment, ne en 1857, il réussit à faire connaissance avec un ordre de choses que nos arrière-petits-enfans paraissent seuls destinés à connaître, en admettant qu’il se réalise jamais.

L’Homme à l’oreille cassée, d’Edmond About, réduit à l’état de pièce anatomique par le savant professeur qui l’a desséché pour lui sauver la vie, passe ainsi quarante-six ans; quant à Julian West, il demeure pendant plus d’un siècle prisonnier dans une espèce de cave. Les circonstances de cette captivité sont passablement compliquées et il faut admettre a priori bien des choses invraisemblables ; par exemple, que ce jeune homme, qui est presque à la veille de se marier, a de mystérieuses manies dont sa fiancée, miss Edith Bartlett, ni personne d’ailleurs, ne se doute. Sous prétexte d’insomnie habituelle et pour éviter le moindre bruit, il couche dans une chambre souterraine où l’entoure la tranquillité de la tombe. Les murs très épais de ce sous-sol sont enduits de ciment hydraulique afin de défier l’humidité, le plancher est protégé de même. En outre, le coffre-fort bien garni de M. West se trouvant dans cette même pièce, des précautions non moins minutieuses ont été prises contre le feu; la voûte est en pierre et la porte extérieure d’airain. Un tube assure le renouvellement de l’air. Voilà certes des aménagemens insolites. Ce n’est pas tout ; même dans ce temple du silence, Julian West, qui d’ailleurs se porte à merveille, risquerait parfois de ne pas dormir, si un magnétiseur, le docteur Pillsbury, ne venait l’envelopper de quelques passes qui ne manquent jamais leur effet. Les procédés pour obtenir le réveil étant beaucoup plus simples, un fidèle domestique en a facilement appris l’emploi.

Un soir de mai, le narrateur du récit que M. Bellamy s’est borné à transcrire ordonna qu’on vînt sans faute le réveiller à neuf heures ; après quoi, il s’abandonna aux soins du magnétiseur qui l’endormit plus lentement que de coutume, plus profondément aussi, comme on va le voir. Quand il reprit ses sens, un bruit de voix féminines et un frou-frou rapide de robes qui s’enfuyaient le frappa. Il ouvrit les yeux et ne vit devant lui qu’un homme vénérable, d’une soixantaine d’années, penché à son chevet, avec tous les signes d’une grande bienveillance, mais aussi d’une extrême curiosité. Il se dressa sur le coude et promena des regards étonnés autour d’une chambre qu’il ne connaissait pas. — Où est-il?