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UNE INDUSTRIE PASTORALE.

pas, revient à la charge et finit par forcer la porte. Que les fromages gras de l’Emmenthal se fabriquent plus facilement et soient moins sujets à la lainure, qu’ils voyagent sans dommage jusqu’en Australie, aux Indes et rapportent davantage que les fromages demi-gras et le beurre réunis, c’est chose avérée, reposant sur des calculs mathématiques et mille fois répétés. Se flatter de faire des fromages superfins après avoir fortement écrémé, vaut la prétention d’un vigneron d’obtenir d’excellent vin avec des raisins qu’il aurait d’abord passés à l’alambic pour en tirer l’eau-de-vie.

Mille litres de lait écrémé au cinquième fournissent 86 kilogrammes de fromage gras à 1 fr. 60, et 7 kilogrammes de beurre à 2 fr. 60, total 155 francs, ce qui correspond, pour 1 kilogramme de fromage, à 11 litres 66 de lait, dont on a prélevé 21 pour 100 de beurre seulement : dans cette fabrication, le prix du lait ressort à 0 fr. 155.

S’il s’agit de fromages demi-gras, dont on a prélevé 43 pour 100 de beurre, 1 000 litres de lait fournissent 73 kilogrammes de fromage à 1 fr. 60 et 14 kilogrammes de beurre à 2 fr. 60, total 137 fr. Ce qui correspond, pour 1 kilogramme de fromage, à 14 litres de lait, et fait ressortir le prix du litre à 0 fr. 137 ; ainsi la différence de produit en argent est de 18 francs.

Donc très peu d’écrémage, et que la perspective du petit intérêt d’aujourd’hui ne fasse pas négliger le gros intérêt de demain. Ici d’ailleurs, la pratique varie de fruitière à fruitière : les unes demandent à un hectolitre de lait 1 kilogramme de beurre, les autres veulent davantage, quelques-unes prélèvent jusqu’à 2 kilogrammes 250 grammes. On calcule qu’il faut en moyenne 2 kilogrammes 830 grammes de crème ou 30 litres de lait pour fournir 1 kilogramme de beurre. Si donc la crème prélevée sur 100 litres de lait rend 1 110 grammes de beurre, on sait que le lait a été écrémé au tiers ; si elle ne produit que 830 à 840 grammes, le degré d’écrémage ne sera que le quart. Aujourd’hui beaucoup de négocians imposent par leurs marchés la limitation de l’écrémage. On racontait aux sociétaires d’une fromagerie assez mal administrée et peu prospère, le trait d’une grande dame à laquelle ses hôtes faisaient compliment de ses canards, d’une beauté et d’une grosseur exceptionnelles. — « Vous voudriez bien en manger, leur dit-elle, mais je ne vous en servirai pas, je les laisse devenir des oies pour les vendre plus cher. » Les associés éclatèrent de rire : le conteur fit observer que le mot de la princesse n’était pas plus drôle que leur conduite à eux qui s’obstinaient à écrémer d’une manière déraisonnable ; elle, du moins, ne connaissait rien aux choses de la terre qui était leur sphère propre. Ils comprirent l’apologue et se corrigèrent.