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UNE INDUSTRIE PASTORALE.

La plupart du temps, les conventions écrites se réfèrent aux traditions anciennes qui assuraient la stabilité et la permanence de l’institution ; il y a des règles générales qui ne varient guère, il y a des règles spéciales qui diffèrent selon les lieux, les convenances et les ressources des habitans. Obligation de livrer à la fromagerie tout le lait des vaches, sauf le lait nécessaire aux besoins du ménage, pénalités sévères et proscription énergique du lait fraudé ou malade, commission de surveillance chargée de l’administration, avec un président et un directeur-gérant, vente en bloc des fromages au profit de la société, défense aux associés de nourrir le fruitier, de lui faire des cadeaux sous peine d’amende, ces mesures forment aujourd’hui la base de tout statut bien combiné.

Un règlement semblable couperait court à une foule d’abus invétérés : la taille, le tour du fromage avec la marque nominative, la vente au confront. Dans les fruitières du bon vieux temps, la taille se compose d’un gros et d’un petit bout ; quand le sociétaire est créancier d’une certaine quantité de lait livré, il a le gros bout qu’on appelle la haute taille ; redevient-il débiteur, il reprend le petit bout ; ainsi se distinguaient le doit et l’avoir : qu’un pareil système prêtât aisément à des passe-droit, on le comprend sans peine. Avec le tour du fromage, les gros sont favorisés, les petits lésés ; que la fromagerie commence ses opérations en février, le possesseur d’une seule vache n’aura le fromage qu’en mai, après avoir fourni trois hectolitres au moins de lait ; le voilà donc forcé d’attendre jusqu’au mois d’août pour vendre, tandis que le propriétaire de plusieurs vaches a vendu son beurre et touché le solde du premier trimestre. Puis, pour le fromager qui recevait des épices comme un juge de l’ancien régime, quelle tentation de favoriser les gros bonnets qui le régalent, le blanchissent, lui envoient du boudin, ne manquent pas de l’inviter chaque fois qu’ils ont le fromage ! Celui-là qui me donne le rôti, je chanterai sa chanson : le vieil adage populaire reste vrai d’une vérité éternelle ; l’argent et les cadeaux seront toujours le miel de l’humanité[1].

Et quelles facilités de se venger, de faire du mal au voisin, par envie, par méchanceté, parce qu’il faut bien que quelqu’un commence, comme dit l’autre ! Que le fromager garde rancune au sociétaire pour lequel il travaille, deux morceaux de bois de trop sous la chaudière suffisent pour faire partir cinq ou six livres

  1. Autrefois, on offrait au curé la crème quotidienne et le fromage annuel ; cet usage passera bientôt à l’état de légende.