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UNE INDUSTRIE PASTORALE.

tail, une fabrication très soignée, voilà le programme et les moyens, voilà les premières conditions de la lutte contre la concurrence suisse[1].

Bien qu’on ait tenté d’attribuer aux fruitières françaises une origine plus antique que celle de nos voisins, bien qu’on ait pu citer des textes de l’année 1288, des arrêts du parlement de 1654 qui prétendait interdire la fabrication du fromage sous prétexte que le nombre des fruitières était excessif et que la vente s’effectuait en dehors de la province, « au grand préjudice du pays, » on ne saurait contester que, pendant longtemps, les Suisses nous aient surpassés, qu’ils aient été nos éducateurs ; qu’aujourd’hui encore leurs produits l’emportent par une réputation consacrée qui forme en leur faveur une sorte de prescription et leur donne l’autorité de la chose jugée. Du moins avons-nous marché d’un pas rapide, puisque les prix de vente sont sensiblement les mêmes, et nous pouvons espérer que, tôt ou tard, on nous rendra justice. En réalité, les fromages de Mamirolle et d’un certain nombre de fruitières comtoises ne le cèdent en rien à ceux de l’Emmenthal, et s’ils avaient figuré à la table des plénipotentiaires du congrès de Vienne, peut-être eussent-ils disputé au fromage de Brie cette royauté que lui décernèrent les diplomates émules de Brillat-Savarin.

Les bons fromages de Gruyère ne craignent pas la comparaison avec le camembert, le roquefort ; ils coûtent moins cher et fourniraient un aliment substantiel à nos soldats, aux classes laborieuses, chez lesquelles ils ne sont pas assez répandus. Partout où la condition des ouvriers s’améliore, observe Léonce de Lavergne, le premier mets que chacun ajoute à son morceau de pain,

  1. Le département du Jura, dont la superficie est de 500 000 hectares, nourrissait, en 1888, 78 158 vaches, dont 61 022 en fruitières ; le produit en lait fourni par celles-ci à la chaudière est évalué à 89 795 800 litres, qui ont donné 7 482 989 kilogrammes de fromages divers, vendus 7 915 580 francs. Chaque vache a donc apporté à la chaudière 1 481 litres de lait par an, convertis en 122 kilogrammes de fromages, vendus 130 fr. 69. Tandis que, dans le Fribourg, on tire d’un hectolitre de lait 9 kil. 090 de fromage et 10 fr. 90, les Jurassiens n’en tirent que 8 kil. 337 et 8 fr. 90 ; tandis que chaque vache suisse donne 2 360 litres de lait ou 201 kil. 800 de fromage, valant 237 francs, chaque vache du Jura ne rend que 1 481 litres de lait ou 122 kilogrammes de fromages, valant 130 francs. Si les habitans du Jura traitaient leur bétail comme les Fribourgeois, ils auraient obtenu 144 millions de litres de lait, qui auraient fourni 12 310 000 kilogrammes de fromages, valant 14 457 000 francs, c’est-à-dire un profit presque double. Le canton de Fribourg a une superficie de 190 000 hectares ; le recensement de 1888 indiquait 37 000 vaches laitières, produisant 94 millions de litres de lait, ou environ 2 530 litres par tête et par an, dont 86 833 500 litres sont employés à la fabrication du fromage et produisent 7 408 172 kilogrammes, vendus 8 millions 726 498 francs. Chaque vache aurait donc fourni à la chaudière 2 360 litres par an.