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deux élémens constitutifs de l’impression visuelle : d’abord le trait sensible qui a été recueilli à l’exclusion des autres, — premier indice du caractère dominant de la vision, — ensuite le rythme spécial de l’appareil optique pendant cette opération, duquel dépend la physionomie de l’image, tantôt fine et discrète, tantôt violente et tourmentée. Deux questions se posent donc : pendant cette seconde moitié de sa vie où l’imagination se mêle si étroitement à la sensibilité dans la représentation du monde extérieur, que voit Victor Hugo? Comment voit-il?

Sur le premier point, nous devons avouer que le spectacle infiniment divers et changeant de la mer et du ciel qui s’y réfléchit ne paraît pas avoir révélé de colorations bien particulières et bien nouvelles au poète. Une seule teinte est directement exprimée, celle qu’on désigne souvent par le terme vague de pourpre, et qui va du jaune au rouge à travers les tons de la flamme. Il serait facile d’accumuler les images suscitées par cette impression : « avalanches d’or, cuivres du soir, forge de l’abîme, barre de feu posée entre le ciel noir et le ciel bleu, verrou de fer rouge, etc. »

Pour tout le reste de la gamme chromatique, le sens de la couleur semble s’être appauvri et même altéré, car il est devenu presque réfractaire aux nuances intermédiaires. Celles-là mêmes que Victor Hugo a notées ou analysées, au spectacle de la mer, ne dénotent point, à proprement parler, des impressions directes et simples. Considérez avec attention ce tableau de phosphorescence : « Un flamboiement qui n’est pas rouge, qui n’a rien de la grande flamme vivante des cratères et des fournaises ; aucun pétillement, aucune ardeur, aucune pourpre, aucun bruit. » Voilà la perception vraie, et elle est exactement rendue; mais poursuivez : « Ce n’est pas l’incendie, c’en est le spectre, l’embrasement livide d’un dedans de sépulcre par une flamme de rêve, on ne sait quelle clarté faite d’aveuglement, lumière-fantôme où l’ombre entre comme élément. » Ne sentez-vous pas ici plutôt un effort intellectuel qu’une sensation positive? Tout au moins, les images dont cette sensation s’enveloppe et se complique évoquent-elles plutôt des idées que des traits physiques, en sorte qu’elle s’évanouit en une conception abstraite, en un thème à description qu’on peut développer sans avoir jamais vu cet état de la mer.

Le principal, sinon l’unique objet de la vision, pour Victor Hugo, reste la lumière blanche, la lumière rayonnante. Plus que jamais, c’est par l’éclat réfléchi qu’elle s’impose à ses yeux, non par la clarté diffuse dentelle baigne et imprègne les objets. Le regard du poète ne pénètre pas plus la nature que celui du Satyre ne distingue d’abord Vénus,


Ceinte du flamboiement des yeux fixés sur elle.