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Un aveu de Victor Hugo, jeté comme au hasard dans la préface, indique le point où doit porter l’analyse : « l’idée de ces Orientales lui a pris, d’une façon assez ridicule, l’été passé, en allant voir coucher le soleil… »

Un seul mot à reprendre : ce n’est pas « l’idée » du livre qui lui est venue ainsi, elle était dans l’air ; c’est la disposition psychologique, — et physiologique aussi, — sans laquelle il lui eût été impossible de l’écrire, c’est l’impression de chaude lumière dont son cerveau avait besoin de s’imprégner pour élaborer des couleurs qui eussent au moins l’apparence orientale. Si mécanique que soit le procédé, si artificiel le résultat, ce recours à la sensation pour modifier la sensibilité ne doit pas passer inaperçu. Cette multiplication effective de l’impression n’a plus rien de commun avec l’amplification rhétorique qui enflait les épithètes pittoresques des Odes. Le poète arrive ainsi à provoquer en lui-même une véritable hallucination, au cours de laquelle les images latentes se réveillent, se teignent de la clarté rayonnante dont les yeux sont saturés, et reparaissent avec une intensité de vie qu’elles n’avaient jamais eue.

Ne cherchons point quelles étaient leurs couleurs propres avant cette transfiguration : l’éclat de l’atmosphère ambiante a tout effacé ; il reste des fanfares lumineuses dont les modulations ne relèvent plus du thème sur lequel elles furent improvisées.

Veut-on savoir jusqu’à quel point la donnée première peut devenir indifférente en pareil cas ? L’étendard des États-Unis porte des étoiles d’or sur un champ d’azur. Victor Hugo le voit ainsi : « un ciel doré semé d’étoiles bleues. » Pourquoi ? Parce que l’azur s’échauffe, au contact de son ardente prunelle, jusqu’à se confondre avec la lumière même, et que l’étoile ne peut plus se détacher sur ce fond brillant que par le scintillement irisé qui la distingue de la flamme solaire.

Il y a plus, ce ne sont pas seulement les images des impressions vraies qui s’avivent ainsi par l’effet de l’intense vibration répandue dans la région cérébrale : les mots eux-mêmes, — j’entends les termes effacés et de seconde main qui ne correspondent évidemment à aucune sensation personnelle, — les mots usuels semblent s’enflammer et étinceler à leur tour, sous l’influence de cette fulguration intérieure. Ce qui « tire l’œil, » dans les Orientales, c’est moins la couleur locale, empruntée aux souvenirs de voyages ou de lectures, que la vivacité propre du procédé de peinture, l’espèce de vernis adhérent à l’image verbale, l’intensité d’expression donnant l’illusion du paroxysme senti. Certains tableaux, tout imaginaires, de ce recueil sont dans ce sens d’incomparables merveilles : tel ce fragment du Feu du ciel :