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Ce ne sont là que des reflets sans doute, « un vague faisceau de couleurs incertaines » rapporté de ses « courses lointaines; » mais c’est assez pour donner la vie à des images qui ne sont déjà plus « des fantômes d’air battu, » puisqu’on y sent vibrer un reste d’impression ingénue.

Ces Souvenirs d’enfance, qui revêtent une forme si différente des précédentes compositions, marquent une date importante dans l’œuvre de Victor Hugo. D’abord, c’est une transition pleine d’intérêt entre le lieu-commun littéraire et l’expression directe de la nature. Ensuite, il se trouve que cette inspiration spontanée a révélé au poète un moyen de rendre vivantes et personnelles les conceptions qu’il veut mettre en œuvre : c’est de ne jamais isoler l’idée des conditions sensibles dans lesquelles elle s’est produite, de lui laisser son enveloppe physique en la représentant par les sensations dont elle est le signe effacé.

Aussi, à partir de cette année 1823, un profond changement s’opère-t-il dans les descriptions de pure imagination que Victor Hugo nous offre encore : au lieu des épithètes de nature et des adjectifs de convention dont il se contentait naguère, il évoque maintenant les impressions visuelles que les voyages des premières années ont gravées dans son cerveau tout neuf, et il distribue ces couleurs ressuscitées, sur les objets imaginaires, d’après les analogies qu’il découvre ou qu’il crée, — comme on se sert d’un pot de peinture pour enduire indifféremment une chose ou une autre.

Ainsi s’expliquent ces tableaux éclatans qui devancent et annoncent les Orientales;


Médine, aux mille tours d’aiguilles hérissées,
Avec ses flèches d’or, ses kiosques brillans...
... Où sous de verts figuiers, sous d’épais sycomores,
Luit le dôme d’étain du minaret des Maures.


Ce n’est pas là une ville de pure fantaisie, c’est Grenade ou Séville qui revit dans sa mémoire et dont il transpose, en quelque sorte, l’image en la projetant sur la contrée où son rêve s’égare.

Certes ce changement, si gros qu’il soit de conséquences, n’a pas pour résultat immédiat de bannir des vers de Victor Hugo toute la phraséologie littéraire, qui, jusqu’alors, a marqué chez lui l’absence d’impressions vraies : l’indication pittoresque est encore trop souvent substituée chez lui à l’expression juste, c’est-à-dire que le poète invente et groupe à son gré les traits physiques de la description en vue de produire un effet déterminé, — plaisir esthétique, étonnement ou terreur, — Tout à fait indépendant de l’aspect réel de l’objet qu’il décrit. Voici un amusant exemple de ce procédé. En 1823, Victor Hugo, au souvenir de la Bible où sa