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selon un mot heureux, « il nous a légué quelques visions éternellement fraîches. » Ce qu’il y a d’original en lui, ce n’est ni ses idées ni sa rhétorique, mais son style régénéré par l’appel à l’impression neuve, qui, de la description, procédé de développement artificiel, fait une sorte de document psychologique et autobiographique.

Voilà ce que Victor Hugo n’a pas compris d’abord, et il serait puéril de s’en étonner, l’observation directe n’étant pas une recette qui puisse s’enseigner et se transmettre. C’est un axiome reconnu que nul mortel n’a jamais profité de l’expérience d’autrui; cela est vrai surtout en littérature, où il y aurait contradiction à ce qu’on exprimât personnellement ce qu’on n’aurait pas personnellement senti ou pensé.

Mais, en dépit des théories dont s’abuse sa naïveté d’écolier, Victor Hugo est trop vraiment poète pour se contenter longtemps des formules toutes faites que l’éducation littéraire prête indifféremment, comme une monnaie courante, à tous les écrivains dociles de son temps. Bientôt son cœur s’éveille et l’inspiration qui lui souffle ses vers cesse de se porter sur les sujets extérieurs et factices dont l’emphase l’avait d’abord séduit, Moïse sur le Nil, la Fille d’Otaïti... Il aime et éprouve le besoin de dire ses chagrins et ses espérances ; la sincérité du sentiment entraîne la simplicité de l’accent.

Comme tous ceux qui souffrent, il fait un retour sur lui-même et y retrouve la trace de ses premiers voyages, l’image à demi effacée des pays traversés pendant l’enfance. Alors, à son insu, et grâce à cette mystérieuse unité du fond et de la forme qui est l’essence même de toute poésie véritable, une curieuse transformation s’accomplit dans son style : incapable encore de discerner et d’exprimer des nuances originales, prises sur le vif dans les spectacles que lui offre la nature, il découvre dans sa mémoire les couleurs vraies dont ses yeux se sont jadis instinctivement remplis et demeurent depuis lors imprégnés. Voici d’abord :


Le hussard rapide
Parant de gerbes d’or sa poitrine intrépide
Et le panache blanc des agiles lanciers,
Et les dragons mêlant sur leurs casques gépides,
Le poil taché du tigre au crin noir des coursiers;


puis le ciel d’Italie, l’arc-en-ciel « qu’un or fluide arrose, » descendant sur l’Adriatique « comme un pont de nacre; » enfin, « les couvens et les bastilles d’Espagne, » les « sombres tours » de Vittoria, le soleil de feu où « Burgos dresse sa cathédrale aux gothiques aiguilles. »