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Feuilles d’automne, aux Contemplations, à l’Année terrible, — et la variété même des interprétations successives nous permettra de mesurer avec une exactitude relative la part que le sujet et l’objet ont prise à la formation des images représentées.

Certes, une telle étude, même ainsi limitée, laisse encore quelque place à l’hypothèse et peut-être à l’artifice, — mais d’autant moins qu’elle se garde mieux des prétentions excessives. Elle deviendrait bien vite suspecte si elle visait à l’explication totale et fondamentale du génie dont elle recherche les origines sensorielles ; elle paraît se justifier d’elle-même si elle se présente simplement comme une portion de la multiple enquête qui doit être instituée sur la vie et l’œuvre du plus grand de nos poètes, comme une modeste contribution à la monographie définitive qui se fait encore attendre.


I.

La sensation capitale et prédominante pour Victor Hugo est la vision. Choses vues, ce titre d’un des ouvrages récemment parus du maître peut servir d’épigraphe à toute son œuvre, si l’on veut interpréter assez largement le mot pour y comprendre non-seulement les impressions directement traduites, mais encore leur évocation mentale. C’est-à-dire que, chez lui, l’imagination créatrice, qui simule si souvent l’hallucination et le rêve, prend toujours la forme visuelle :


Je vis dans la nuée un clairon monstrueux…
Je vis cette faucheuse : elle était dans un champ…
Un soir, dans un chemin, je vis passer un homme…


Ce tour revient, dans son œuvre, à chaque fois qu’il veut exprimer la naissance d’une pensée subite ; toute idée est une image qui s’impose à ses yeux, toute inspiration se résout en apparition.

L’effort même de la méditation abstraite n’est que a la fixité calme et profonde des yeux ; » la conscience réside dans « le grand regard d’en haut qui ne quitte jamais le crime ; » ce n’est pas devant une voix irritée que s’enfuit Caïn, mais devant « un œil tout grand ouvert dans les ténèbres. » Et la fraternité, qui unit tous les êtres vivans, vient de ce que toutes les prunelles reflètent le même infini en contemplant le même ciel.

C’est donc là qu’il faut chercher le type de l’impression représentative par laquelle l’existence extérieure se manifeste au cerveau de Victor Hugo.

Aussi bien la rencontre est-elle heureuse pour la critique, car si chaque sensation contient en germe toutes les lois de l’esprit, il n’en est pas de plus dégagée, de plus claire, de plus consciente que la