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Ce qu’il y a d’admirable, c’est la sécurité de possession dont jouissent tous les propriétaires d’un immeuble. Grâce à la loi de 1885, œuvre de M. Cambon, inspirée par le fameux Act Torrens d’Australie, un immeuble a son état civil comme un particulier, et nulle erreur n’est plus possible sur son identité. Y a-t-il quelquefois doute ou contestation? Un délai est accordé à la personne qui prétend avoir des droits sur un terrain. Le délai passé, aucune revendication ne peut plus être soulevée. La France peut envier à la Tunisie son grand livre terrien, avec ses détails de situation, de contenance, de contours et de charges. Mais ce qu’elle ne lui enviera certainement pas, ce sont ses droits énormes d’enregistrement. M. Leroy-Beaulieu cite tel domaine de 3,000 hectares, acheté 250,000 francs, sur lequel l’administration a fait verser comme simple acompte plus de 4,500 francs.

Cette énormité dans les frais d’acquisition n’empêcha pas que, deux ans après le traité avec la Tunisie, soit en 1883, des Français avaient acheté, — non compris l’énorme domaine de l’Enfida, — 1,000 hectares de terres; en 1884, 40,000 hectares; en 1885, 30,000 hectares : aujourd’hui, on a dépassé le chiffre de 400,000 hectares. Les propriétaires sont presque tous Français ; d’après l’Annuaire de 1888, 175 de nos compatriotes seraient viticulteurs. On estime qu’il a été déjà dépensé plus de 50 millions de francs en perfectionnemens agricoles. Quels ont été les prix des terrains au début? Il est difficile d’établir une moyenne, puisque des ventes ont été faites au taux de 5 francs l’hectare; d’autres, et c’est la minorité, à 250 francs. Ce chiffre n’a jamais été dépassé, et s’il a été atteint, c’est parce qu’il englobait des bâtimens en pierre, une maison d’habitation, un chai, un cheptel, etc. Pour avoir une idée des capitaux déjà engagés, il suffira de savoir que le domaine de l’Enfida comprend à lui seul 80,000 hectares, si ce n’est plus; celui de la société franco-italienne, 60,000 hectares; puis viennent des domaines, considérés comme étendues ordinaires, de 12, 15 et 25,000 hectares.

La générosité des princes musulmans à l’égard de leurs favoris est célèbre ; mais le règne de ces protégés fut aussi éphémère que la munificence de leurs bienfaiteurs avait été grande. Après avoir atteint au faîte des grandeurs, ils roulaient, comme jadis l’Aman d’Esther, au plus profond de l’abîme. Ceux des favoris tunisiens qui avaient des terres se hâtèrent de les vendre dès que notre protectorat fut établi, par crainte de se les voir un jour retirer. Un caprice du maître les leur donna, un autre caprice pouvait les leur ôter; en les vendant à des Français, un tel revirement de fortune n’était plus à craindre.

C’est ce que pensa probablement l’un d’eux, S. A. Khérédine-Pacha,