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du tribunal consulaire anglais, le 31 décembre 1883. Les Italiens firent de même dès le lendemain, c’est-à-dire le 1er janvier 1884, mais avec quelques restrictions : les autres états suivirent. Je ne dois pas taire que l’Allemagne, dès le mois de mai 1882, s’était entendue avec le chargé d’affaires de France et le gouvernement beylical pour faire savoir à celui-ci qu’elle nous cédait le droit déjuger ses nationaux en Tunisie. Mais ce qui causa dans toute la régence le plus étrange des étonnemens, ce fut de voir débarquer en masse, du vaisseau de guérie français le Hussard, tout un monde judiciaire. Pas moins de soixante magistrats descendirent, le même jour, sur la jetée de La Goulette.

Lorsque la surprise fut passée, on sut que notre résident-général avait conduit au palais du Bardo, en grand apparat, le personnel du premier tribunal français de première instance établi à Tunis. Le bey, entouré de sa cour, criblé de décorations, reçut avec bienveillance nos compatriotes sans avoir l’air de se douter que ces hommes en robes noires, à rabats blancs, venaient lui ravir une partie de sa souveraineté. Nos compatriotes avaient trouvé à la porte du palais, alignés sur leur passage, tous les bourreaux du bey : son pendeur, son coupeur de têtes et son bâtonneur, toutes les clés de voûte, comme eût dit Joseph de Maistre, de la justice beylicale. Peu de temps après cette présentation, le tribunal français condamnait irrévérencieusement son altesse à payer à un bijoutier français une centaine de francs qu’elle ne voulait pas payer. Cela dut paraître dur à l’un des descendans des anciens beys et lui démontrer que les hommes à robes noires et à rabats blancs qui lui avaient été présentés n’étaient pas gens ta se laisser influencer.

Des justices de paix furent installées à Tunis, Bizerte, Sousse, Sfax, le Kef, Aïn-Draham, Gabès, Nebeul et Gafsa. Malgré tout, les procès s’éternisèrent, s’accumulèrent si bien dans les prétoires qu’un décret, en 1887, institua un autre tribunal de première instance dans la jolie ville de Sousse. La cour d’appel est à Alger, à 200 lieues des tribunaux où se jugent les procès. C’est un peu loin pour la justice, que l’on dit boiteuse, mais elle y gagne peut-être en vigueur. Une noire nuée d’huissiers qui s’était formée en Europe, nuée plus désastreuse qu’une nuée de sauterelles, s’abattit tout à coup sur la régence ; ils allumèrent la guerre entre les Européens et les Arabes, nous dit l’auteur des Débuts du protectorat ; ils poussèrent une partie de la population l’une contre l’autre, entretenant dans le pays, aux dépens de tous et du Trésor, la défiance, la corruption et l’insécurité. La race des hommes d’affaires, envahissant l’Afrique du Nord, y dicta des lois. C’est elle qui par le déjà en Algérie d’autonomie, qui renie la mère-patrie, y rêvant, suivant l’expression de M. P. Leroy-Beaulieu, d’y créer une Irlande,