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gouvernails, puisqu’ils résistent aux malédictions que, sous d’autres latitudes, l’on profère contre l’indifférence dont ils font parade à l’égard des colonies. Jamais critiques ont-elles été mieux justifiées? Après neuf ans de protectorat, à la veille de voir sombrer dans une Gigantesque faillite les intérêts français en Tunisie, un projet de réformes douanières, resté trop longtemps en détresse sur le bureau de la chambre des députés, est enfin venu tout sauver. Le mérite en revient à l’énergie de notre ministre des affaires étrangères actuel. Il y a eu une telle résistance à l’application de ces réformes qu’elles n’entrent en vigueur qu’au moment même où j’écris ces lignes, c’est-à-dire en septembre 1890.

Lorsque, le 2 avril 1882, M. Cambon débarqua de l’Hirondelle en Tunisie avec un personnel de deux attachés d’ambassade pour auxiliaires, MM. d’Estournelles et Bompard, il se trouva en présence d’une situation des plus troublées. Le pays était, il est vrai, occupé par nos troupes, mais elles étaient loin de représenter le pouvoir régulier du bey, d’autant plus que ce pouvoir en désarroi avait perdu son prestige. Heureusement pour nous, et peut-être pour lui, le bey avait passé l’âge des résistances, et le repos lui convenait mieux que la lutte. Acceptant, ainsi que ses ministres, le fait accompli, il se déclarait satisfait à la condition qu’on lui laisserait ses privilèges qu’il toucherait comme avant une liste civile, et qu’on ne licencierait ni sa musique ni son armée. Et quelle armée ! Lorsqu’on demandait au singulier personnage qui en était à la fois le général et l’amiral, où étaient ses soldats, il répondait qu’ils étaient dans leurs foyers. Et les marins? A la campagne. Quant aux ministres, — ministres de la plume et autres, ils étaient et sont toujours d’honorables fonctionnaires, point ordinaires, puisque, à l’ancienne diplomatie qui les portait à toujours ruser, ils ont préféré des procédés de bonne foi vis-à-vis de nous.

On les consulte, d’ailleurs, dans les circonstances graves, autant par nécessité que par déférence, et tout le monde s’en trouve bien.

Les plus grands embarras qu’éprouvaient M. Cambon et ses auxiliaires provenaient des consuls étrangers qui, habitués à trancher souverainement les questions s’élevant entre leurs nationaux, les Tunisiens ou nous, défendaient avec âpreté leurs anciens privilèges. Restait encore la commission financière internationale représentant les créanciers du bey, comme les commissaires européens représentent en Égypte les créanciers de l’ex-khédive Ismaïl. Cette commission, dite financière, accaparait jusqu’à la dernière des piastres entrant au trésor, ne laissant rien pour l’entretien des ports, des chemins et des édifices publics. Elle fut supprimée et remplacée par de nouveaux agens financiers, peu disposés à rire : jamais conseil judiciaire ne traita plus sévèrement un enfant prodigue.