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spirituel et moral, des objets les plus hauts et les plus importans de la pensée humaine? S’avouerait-il incompétent hors du monde matériel? Non, certes; l’esprit scientifique, c’est, à proprement parler, l’intelligence tout entière s’imposant la seule méthode qui ne l’expose pas à s’égarer et lui permette d’assurer le progrès à ses conquêtes. Tout ce qui se manifeste à la sensibilité, soit physique, soit morale, constitue, à proprement parler, un phénomène et comme tel doit pouvoir être classé parmi les matériaux de la science ; il n’est pas certain que la science arrive à s’assimiler tout ce qu’elle enregistre, mais il n’est pas certain non plus qu’elle n’en puisse jamais découvrir la loi. Toute doctrine qui répudie la méthode scientifique ou s’y dérobe devient, quelque noble qu’elle soit d’ailleurs, suspecte à la raison et elle n’évite pas l’alternative ou de lutter contre celle-ci avec désavantage ou de refuser le combat en affectant le mépris pour son adversaire. Pascal a choisi ce dernier parti en professant le scepticisme pour se retrancher dans la foi aveugle. Cette foi, il la puise dans son cœur. C’est que la sensibilité morale est précisément le facteur que ne nous avait pas fourni l’analyse de l’état intellectuel complexe et contradictoire du savant philosophe ou croyant, et qui nous est cependant indispensable pour expliquer la coexistence paisible en lui des disciplines les plus opposées. C’est une passion, en effet: à savoir la curiosité impatiente, qui fait taire les revendications de l’esprit scientifique pour pouvoir donner libre cours à la spéculation dont le savant philosophe espère obtenir la synthèse immédiate, mais prématurée, des connaissances acquises en un système définitif et complet. C’est une passion encore : à savoir le besoin de justice et de consolation, d’espoir et d’assistance, d’idéal réalisé dans un être parfait, qui endort la vigilance de l’esprit scientifique ou parvient même à le séduire, pour permettre au savant croyant de prier et d’adorer un Dieu infiniment aimable, infiniment bon, tout-puissant pour le bien, Vengeur des opprimés et dispensateur de félicités éternelles en récompense des efforts de la vertu. L’âme, malgré elle, aspire, et ses élans vers la vérité lui font oublier les âpres sentiers qui seuls y conduisent, mais combien lentement! Si le cœur préfère d’autres joies à celle de connaître, il n’aiguillonne plus la curiosité; si, au contraire, il préfère la joie de connaître à toutes les autres, il exaspère la curiosité, il précipite l’esprit passionnément sans boussole dans l’inconnu au-devant de la vérité ; et il risque alors de la côtoyer ou de la dépasser. Ainsi l’intelligence peut être desservie par la sensibilité morale de deux façons contraires également fâcheuses : l’apathie ou l’excès de zèle, la désertion ou la violence.