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dignes de l’impression. Mais il ne fut pas non plus le comédien ignorant, le poète populaire, ni surtout l’insurgé que l’on dit. Il ne forma certes point le projet de substituer la liberté du drame espagnol à la régularité commençante des tragédies de Garnier. Autant que des Espagnols ou des Italiens, il s’inspira de Plutarque; et s’il traita volontiers des sujets romanesques, il en traita d’historiques aussi, qu’on avait traités avant lui, qu’on devait traiter après lui. Avec ses intrigues empruntées ou « pillées, » — Dont il n’y en a d’ailleurs pas une qu’il doive à Lope de Vega, — il n’en fut pas moins un inventeur, un inventeur adroit et fécond, dont les « pilleries » n’ont rien de plus reprochable que celles de ses successeurs. Je ne sache pas que Corneille ait « inventé » le sujet du Cid, ou Molière celui de l’Avare, ou Racine celui de Phèdre, ou Shakspeare celui de Roméo, ou Goethe celui de Faust. Ce qu’il prenait à Cervantes ou à Plutarque, Hardy l’a comme eux accommodé à la scène, et il a d’ailleurs manqué de génie, il a manqué de style, il a manqué d’art au point qu’on n’en manque pas davantage, mais précisément, au sens où l’on entend habituellement le mot, ce qu’il a été, c’est un inventeur.

Comment cependant a-t-on pu s’y méprendre? C’est qu’on l’a peu lu, tout d’abord; et puis, c’est que l’on voulait que Corneille eût tout créé, tout tiré du néant. Ce n’était donc, avant le Cid,


Qu’une confusion, qu’une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme. »


Nisard encore le dit presque textuellement. Et tous ceux qui s’étaient permis de précéder Corneille, on les supprimait, croyant ainsi le rendre lui-même plus extraordinaire et plus grand. Nous avons protesté plus d’une fois contre cette manière de louer Corneille, dont la part est sans doute assez belle, sans qu’on la grossisse aux dépens de celle de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Non-seulement Corneille n’a pas « créé » les moyens de son art, mais on ne peut pas même dire qu’il ait opéré dans l’histoire du théâtre français ce qu’on appelle une révolution. S’il a fait œuvre de génie, cette œuvre n’a pas consisté, comme on le semble croire, à tirer quelque chose du néant, ni même à s’insurger contre la façon dont ses contemporains comprenaient et traitaient le théâtre, mais à voir plus clair qu’eux dans leurs propres intentions; mais à dégager de la multiplicité de leurs tentatives et de la lettre de leurs préceptes l’esprit de la vraie tragédie; mais enfin à exécuter ce qu’ils n’avaient, jusqu’à lui, que confusément et maladroitement ébauché.

C’est ce que l’on verra déjà dans le livre de M. Rigal; et j’ajoute que c’est ce que l’on y verrait encore mieux, s’il y avait aussi parlé des