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l’en reprendre : « Si je ne me trompe, j’ai découvert dans ce petit cœur des germes cachés d’orgueil que la nature, très bonne pour vous, n’y avait point semés, et dont vous êtes redevable aux sots et aux flatteurs. Sans doute, on vous traite de jeune squire, et par anticipation peut-être de jeune lord. Et après ? Êtes-vous mieux ne que la servante qui nettoie vos souliers ?.. Les premiers hommes, d’où nous descendons tous également, labouraient et bêchaient la terre. Ceux qui avaient gagné de quoi vivre quittèrent les premiers cette pénible vie ; les autres travaillent encore. Voilà toute la différence entre la noblesse, les roturiers et les paysans… Oui, selon la nature, la servante de M. Robert est aussi bien née que vous ; elle a eu un père et une mère, un grand-père et une grand’mère, et des ancêtres jusqu’à Adam. Si vous lui donnez de l’argent, elle vous donne son travail. Ne vous en faites donc pas accroire au sujet de votre naissance, qui n’est en rien meilleure que la sienne ; mais faites-vous valoir par vos vertus et vos manières, c’est la seule et véritable noblesse. Tout homme qui méprise ceux qu’il lui plaît d’appeler des gens de rien est le plus sot et le plus ridicule animal de la terre. »

Voilà des paroles qui en rachètent beaucoup d’autres. Pour se recommander à la faveur de Chesterfield en lui démontrant la haute antiquité de sa famille, quelqu’un, raconte lord Carnarvon, lui avait fait hommage d’une très vieille peinture qui représentait un homme, sa femme et leurs deux enfans et où l’on voyait dans un coin les armes des Stanhope. Il écrivit au-dessous : « Voilà Adam Stanhope du jardin d’Éden et Eve Stanhope, sa femme, avec leurs fils, Caïn et Abel Stanhope. » Par sa morale relâchée, mais humaine et généreuse, il était vraiment de son temps. La philanthropie, la tolérance, le mépris des préjugés de classe, de nation et de secte, telles étaient, selon lui, les grandes vertus. Il enseignait à son fils que l’humanité est le trait distinctif des grandes âmes ; que pour être parfaitement honnête homme, il ne suffit pas d’être juste, qu’il faut être généreux et que rien ne vaut le plaisir de faire du bien. À son filleul, il dira avec plus de grâce : « Ne répandons pas seulement des bienfaits, mais des fleurs sur nos compagnons de voyage dans les chemins raboteux de ce misérable monde. » Et il se plaindra que, en Angleterre surtout, la bienfaisance a le visage dur et ne sait pas sourire.

Le code du vrai gentleman, tel qu’on pouvait se le représenter dans l’Angleterre de la première moitié du XVIIIe siècle, les vertus qu’il doit avoir et celles dont il peut se passer ; les plaisirs qu’il peut se permettre et ceux qu’il doit s’interdire, voilà ce que Chesterfield enseignait aux deux jeunes gens dans lesquels il avait rêvé de se voir revivre. Chaque siècle et chaque pays, quelques noms qu’ils lui donnassent, eurent leur idéal du vrai gentleman. En France, c’était l’homme de bonne compagnie ou l’honnête homme. En Italie, au temps de la renaissance,