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Parmi les accusations portées contre lui, plusieurs sont fort injustes. On l’a traité d’égoïste endurci et impénitent, incapable de toute affection sérieuse, tout entier à ses affaires, à ses intrigues et à ses amusemens, et dont on ne saurait citer aucun trait qui prouvât qu’il eût du cœur. Cependant cet égoïste s’est montré fidèle et constant dans ses amitiés, auxquelles il attachait beaucoup de prix. Comme le remarque le comte de Carnarvon, il a été étroitement lié avec l’un des Anglais les plus vertueux de son temps, lord Scarborough, dont il disait lui-même que c’était le meilleur homme qu’il eût connu et le plus digne d’être aimé : « Nous avons vécu vingt années durant dans une union intime et sans réserves, et je dois à cette amitié plus que mon orgueil ne permet à ma reconnaissance de l’avouer. » Trois ans après la mort de cet ami si cher, il voulut qu’un peintre les représentât assis à la même table en face l’un de l’autre, et retouchant un mot de Virgile, il fit inscrire ces mots dans un coin du tableau : Avulso deficit alter : « quand l’un s’en va, l’autre n’est plus. » Aussi bien est-il possible de relire ses lettres à son fils sans reconnaître que cet observateur si pénétrant et si sceptique du monde et de la vie avait pour l’enfant de ses plaisirs une tendresse de poule pour son poussin? Le seul tort de cette tendresse fut d’être trop longtemps aveugle. Quiconque n’aime que soi ne peut être un grand épistolaire ; c’est une règle sans exception.

Ses ennemis et ses censeurs l’accusaient aussi d’être un homme sans principes, corrompu dans l’âme et s’amusant à corrompre son fils. Rien n’est plus faux. Il a vécu dans un temps de grande corruption politique ; c’était un pays pourri jusqu’aux moelles que l’Angleterre de la première moitié du XVIIIe siècle. Entre les deux grands partis qui se la disputaient, il n’y avait plus guère de divergences d’opinions et de luttes de doctrines, aucun principe n’était en jeu. Il ne s’agissait que d’arriver, de jouir du pouvoir, de s’y enrichir et de s’y maintenir, et durant les vingt années de son ministère, Robert Walpole, tout en achetant comme ses devanciers les votes de l’opposition, s’appliqua par surcroît à corrompre les électeurs. Les occasions de se vendre n’ont jamais manqué à Chesterfield, il les a toujours écartées avec mépris. Il avait un haut sentiment de sa dignité personnelle, et il recommandait à son fils de se respecter toujours lui-même, de ne rien faire, de ne rien dire qui pût l’avilir à ses propres yeux, de ne jamais pécher ni contre les règles de la grammaire, ni contre les lois de l’honneur. Il lui citait le mot de Shaftesbury qui avait dit qu’il serait vertueux pour son propre compte quand l’univers n’en saurait rien, de même qu’il se laverait pour son propre agrément, fût-il sûr que personne ne regarderait son visage et ses mains : « Mon cher enfant, ayez une tendresse scrupuleuse pour votre caractère moral, évitez tout ce qui pourrait y jeter une ombre y faire une tache, si légère qu’elle fût. En toute occasion,