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d’abord le morcellement de l’idée de patrie dans la conception du Flamand, décentralisateur avant tout. Parmi les grandes villes de son pays, le poète en oublie une, et c’est justement la capitale, Bruxelles. C’est que Bruxelles représente une chose dont il a instinctivement horreur : la centralisation, l’unité. Pour lui, la nation n’est pas un grand corps ayant une tête et un cœur; c’est une juxtaposition de petits organismes complets, fonctionnant isolément, liés seulement par la communauté des mœurs et de la langue.

C’est avec une tristesse sereine que le poète s’adresse à la ville des Baudouin, des Artevelde, et de Charles-Quint.

« Tu n’es plus, comme naguère, l’orgueilleuse cité qui faisait trembler les rois; tu n’es plus ce nid de lions, cette république renommée au loin qui parlait aux nations la tête haute; tu n’es plus le séjour de l’abondance et de la richesse. »

Jusque-là, nous ne sortons pas des banalités oratoires qu’on peut adresser à toute ville déchue. Mais, dès la troisième strophe, nous sommes bien en Flandre.

« Il y a bien longtemps que la bannière au lion ne s’est plus déployée sous l’œil de ces guildes et de ces métiers qui endossaient le harnais au jour de péril, voulaient ce qui était juste, et imposaient ce qu’ils veillaient. Qu’ils en témoignent, le roi de France et le duc de Bourgogne ; qu’elles en témoignent, la plaine devant Bruges et la mer devant l’Écluse! »

Un grand danger menace encore la ville, qu’il aime « comme les fleurs qui brillent dans ses jardins, » et, si elle n’y prend garde, lui fera perdre ce qui lui reste de sa grandeur, et fera d’elle un objet de risée pour l’étranger, de mépris pour la postérité.

Ce danger, pour le poète, c’est l’imitation française.

« On dit que tu t’es éprise d’un amour d’enfant pour toutes les fantaisies frivoles qui voient le jour dans la capitale de la France, pour ses délices sensuelles, pour son luxe menteur, pour ses plaisirs factices, ses modes, ses parures, pour ses folles voluptés et ses mœurs efféminées. On dit que tu te pares de son joug comme d’un ornement qui t’est cher, et qu’à son exemple, tu n’as qu’un rire moqueur pour tes mœurs nationales.

« On dit que tu dédaignes la mélodie de ton propre idiome, pour répéter les mots que te serine l’étranger; on dit que tu as banni la langue d’or de tes pères, comme rude et barbare, de la chaire du professeur et de la tribune du juge, et que la pauvrette, prosternée et priant tout bas au pied de l’autel, garde le silence, sauf lorsque sans parure elle gravit parfois les marches de la chaire de vérité. »