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détenus chez leurs premiers propriétaires. Il composa de cette manière un dossier considérable, et, le 26 septembre 1889, il adressa au procureur de la république française, siégeant à Tunis, deux plaintes dirigées contre un indigène, propriétaire à la Manouba. Dans l’une, il réclamait la mise en liberté immédiate de douze femmes esclaves qu’il désignait; dans l’autre, il demandait que cet indigène fût poursuivi en raison de la torture exercée sur une négresse du nom d’Aïcha, à laquelle, pour la châtier d’une tentative de fuite, ce maître barbare avait crevé un œil et coupé les petits doigts de pied. Le procureur de la république, se déclarant incompétent, envoya les deux plaintes au tribunal de l’Ouzara[1].

L’incompétence se fondait sur ce que les plaignantes étaient Tunisiennes, bien qu’il fût avéré qu’arrachées du Soudan, leur pays natal, elles avaient été conduites par la force à Tunis.

L’affaire, très malheureusement, s’ébruita, et l’homme sinistre de la Manouba fit disparaître les douze négresses de son domicile. Six, pourtant, furent retrouvées, et lorsque, terrifiées, les genoux tremblans, elles furent solennellement appelées devant le juge tunisien, ces malheureuses exhibèrent des actes d’affranchissement délivrés en leur faveur peu de jours après le dépôt des deux plaintes. Le fait de produire ces actes prouvait, et la captivité des femmes et la culpabilité de celui qui les avait affranchies.

L’affaire en restait là, lorsque M. Gaston Jobard qui est Breton, et par conséquent têtu, en appela à l’opinion des hommes de cœur, en adressant aux journaux français et au congrès antiesclavagiste de Bruxelles un compte-rendu détaillé des faits résumés plus haut. Le gouvernement tunisien, ému de ce bruit, a paru vouloir dès lors montrer quelque zèle : il a ordonné de recommencer l’enquête déjà faite en novembre dernier, mais lorsque M. Jobard a voulu faire entendre ses témoins au juge d’instruction de l’Ouzara, ce fonctionnaire a déclaré que par « ordre supérieur » il ne s’occupait que de la question « coups et blessures » et non de la question « esclavage »

  1. Voici comme trait de mœurs une des pièces du dossier, le n° 37 : « Louange à Dieu. — La femme libre Zeyd el Kheyr ben Mohammed, originaire d’Afnou, parlant en son propre nom, déclare : l’honorable colonel X... l’avait acquise comme esclave par achat de qui l’avait enlevée aux siens, alors qu’elle était encore enceinte, et cela injustement et abusivement. Elle accoucha chez le colonel d’une fille, fruit de cette grossesse; elle fut nommée Sâd-Sâoud, et est âgée actuellement de douze ans. Le prénommé garda la déclarante dans l’esclavage et la contraignit à travailler pendant une durée de quatre ans, puis il l’affranchit; mais il a gardé en sa possession la fille susdite comme esclave jusqu’à présent. Cependant l’une et l’autre sont actuellement de race libre, fidèles musulmanes, nées de père et de mère musulmans, libres sans jamais avoir été auparavant réduites à la condition d’esclaves. Elle lui réclame donc d’abandonner à elle-même sa fille et de la lui livrer. »