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en 1881, je lis ce passage : « Bien que la vente des esclaves ait été interdite depuis longtemps, et que le marché soit fermé, l’esclavage continue à exister, et la traite des hommes, mais surtout la traite des femmes, se fait en Tunisie, — nous en avons les preuves irrécusables. » Plus récemment encore, en 1880, dans le livre volumineux de M. Honoré Pontois, ancien président du tribunal de Tunis, je relève que le consul général d’Angleterre a dû directement intervenir pour inviter la résidence française à mettre un terme au scandale de l’esclavage. Au mois de mars 1887, le consul anglais demanda même à la police française de faire délivrer des femmes esclaves détenues dans certaines maisons indigènes, notamment chez un nommé Ahmed-Moula. Ces infortunées furent remises au consul d’Angleterre qui les plaça en service chez des protégés de sa nation. Celles enlevées de chez cet Ahmed-Moula avaient, au dire de M. Honoré Pontois, été achetées à Constantinople au prix de 6,000 francs environ. M. Pontois cite d’autres faits qu’il serait trop long de reproduire; ce qui précède et ce qui suit paraîtra suffisant[1].

Pour être clandestine, la vente des femmes esclaves à Tunis n’en est pas moins considérable, car, à la suite de l’enquête à laquelle s’est livré mon honorable correspondant, on en compterait jusqu’à 10,000 dans la capitale de la régence et les environs. Mais, dira-t-on, comment y sont-elles introduites si, par un décret du bey Ahmed en date du 23 janvier 1846, leur entrée est prohibée? Elles y viennent enfermées dans de grands paniers d’osier portés par des chameaux bêtement majestueux ou dans des voitures particulières. Dans ce dernier cas, elles sont revêtues de brillans costumes qui les enveloppent de la tête aux pieds ; jamais ces malheureuses captives, des Soudanaises, n’ont été mieux vêtues, mais jamais aussi plus rapidement dépouillées de leurs riches oripeaux dès qu’elles sont au logis du maître. Aux yeux des soldats du bey qui, censément, veillent aux portes de la ville, elles passent pour de riches Tunisiennes venant de leur maison de campagne.

Mon correspondant a voulu prendre en main la cause de ces infortunées, et, l’an passé, il fit dans leur intérêt une longue et minutieuse enquête ; il entendit le témoignage d’un grand nombre d’anciennes femmes affranchies ou qui s’étaient évadées de la maison de leurs propriétaires; il fit prendre par des notaires tunisiens, pour avoir des actes authentiques, des dépositions de ces créatures qui racontaient les tortures subies en montrant leurs membres mutilés, en réclamant qui leur mère, qui leurs enfans

  1. Les Odeurs de Tunis. Paris; Savine.