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et envoya de Gibraltar une frégate anglaise qui les réclama et put les délivrer. A dater de ce moment, il n’y eut dans les trois régences que des prisonniers de guerre. La condition de ces malheureux fut plus triste que celle des anciens captifs. Les deys et les beys ne pouvant ni les revendre, ni en tirer grand profit, se crurent dispensés de leur donner de la nourriture et des soins. Toutefois, un résultat très important avait été obtenu, celui de la transformation de presque tous les navires de course en navires marchands. A Tunis, la métamorphose fut bien près d’être complète; mais, à Alger, le dey, ayant continué ses déprédations sur mer, vit sa flotte incendiée par l’amiral Exmouth. Ce marin énergique, chargé par les puissances européennes de détruire les pirates, s’acquitta de sa mission avec rigueur. Les fit-il tous disparaître ? C’est douteux, tellement la course était considérée par eux comme chose permise.

Lorsqu’en 1827, on apprit à Tunis que la guerre venait d’éclater entre la France et l’Algérie, la population de cette ville s’en montra ravie. En tout temps, les deux régences voisines avaient été rivales; elles s’étaient livré de sanglantes batailles sur leurs frontière, et les Tunisiens, ayant comme l’intuition du futur triomphe de nos armes, se montraient fort contens. Le bey, prié par le dey d’Alger et le représentant de la Turquie de se joindre à eux pour nous combattre, leur opposa des refus nettement exprimés. M. Mathieu de Lesseps, alors notre consul général à Tunis, en récompensa le souverain de la régence, en découvrant une conspiration qui devait lui faire perdre le pouvoir et peut-être la vie.

A la nouvelle que l’armée française avait pris et occupait Alger, la joie fut donc générale dans Tunis. Était-elle sincère? Il importe peu de le savoir, mais, ce qu’il y a de certain, c’est qu’à dater de cette époque notre influence y fut prépondérante. Indépendamment d’un traité avantageux que le comte de La Rochefoucauld, secondé par M. Mathieu de Lesseps, obtint du bey, ce souverain, par un article secret et additionnel, nous cédait, sur les hauteurs qui dominaient le port de Carthage, un vaste terrain pour construire une chapelle à l’endroit même où, d’après une tradition, saint Louis expira. La chapelle, édifiée depuis longtemps, est aujourd’hui confiée à la garde des pères blancs du cardinal Lavigerie. Je connais peu de sites mieux faits pour méditer sur la grandeur et la décadence des hommes et des empires. Sauf des citernes d’une étonnante étendue, il ne reste plus de ce que furent de populeuses cités que des excavations, de sinistres fondrières, des pans de muraille écroulés sur le sol, le tout recouvert par le linceul d’une herbe menue et d’une teinte sombre.