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sociétés financières qui y ont apporté des capitaux énormes pourront donc voir leur audace récompensée et la possibilité de transformer la région que je vais décrire en une terre riche et rémunératrice.


I. — LES CORSAIRES DES ÉTATS BARBARESQUES JUSQU’A LA PRISE d’ALGER.

Je ne sais pourquoi, lorsque, du pont du bateau avec lequel vous êtes venu en quelques tours d’hélice de Marseille à Tunis, vous contemplez au soleil levant l’immense et vaporeux panorama qui, du cap Bon, s’étend jusqu’à Carthage, rien ne vous fait pressentir que vous avez devant les yeux une terre appelée à devenir française. Vous allez y descendre, et je vous défie bien, en y mettant les pieds, de prendre l’allure conquérante que j’ai vue aux Anglais lorsque, casque de liège en tête, badine à la main, ils débarquent à Malte ou à Gibraltar. Est-ce dû à ce qu’en France on parle rarement de la Tunisie? Au peu qu’elle pèse dans l’esprit de nos gouvernans? À ce qu’il n’a fallu pour y établir notre protectorat, ni luttes, ni combats, ni livrer l’un de ces assauts sanglans qui, comme à Constantine, consacrent glorieusement une conquête? Est-ce parce qu’il vient involontairement à l’idée que notre présence dans une région où tant de peuples divers ont passé sans pouvoir s’y fixer peut ne pas laisser plus de trace qu’une empreinte de pas sur le sable? Que la Tunisie, cette annexe obligée de l’Algérie, nous a valu la perte de l’amitié d’un peuple que nous avons beaucoup aimé? Il y a de tout cela dans l’impression que vous éprouvez inconsciemment, et cette impression dure de longues heures, soit que, pour vous en distraire, vous vous rendiez de la Goulette à la capitale de la régence par le chemin de fer italien, soit que vous suiviez en landau une belle route sablée bordée à gauche par le grand lac El-Bahira, et à droite par des prairies où de petits bergers encapuchonnés, nus sous leur burnous en loques, font paître des moutons.

Pendant les quelques minutes qui précèdent un débarquement, le voyageur que n’affolent pas le sifflement de la machine et les clameurs des bateliers trouve toujours quelques instans de recueillement pendant lesquels, ses yeux tournés dans la direction d’une terre qui lui est encore inconnue, il se plaît à évoquer les grands noms, les grands souvenirs qui l’ont illustrée. L’histoire ancienne de Thunes, ainsi que Léon l’Africain, le géographe arabe, appelait Tunis, et le souvenir de la chute de Carthage les font ici revivre par milliers. Vous n’avez que l’embarras du choix depuis l’époque où, à l’imitation d’Ulysse délaissant Calypso dans son île, Énée