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Pour ces voyages, point de carrosses dorés, ni de piqueurs, ni de laquais, comme au temps du père, qui semblait toujours poser devant quelque Van der Meulen; point de dames, dont les robes craignent la poussière et retardent le départ le matin, et qu’il faut entretenir, le long de la route, de choses frivoles. Point d’escorte même, excepté quand on longe la frontière de « l’anarchie » de Pologne. Cinq ou six voitures de poste, bien attelées et qui trouvent les relais à l’heure dite, suffisent à porter le roi, les généraux et les conseillers qui l’accompagnent. Déjà, en voiture, ils travaillent, et l’on court la poste. Il fallait quinze jours à Frédéric Ier pour aller de Berlin à Kœnigsberg : il en faut quatre à son fils. En trois jours, Frédéric-Guillaume va de Berlin à Clèves. Sa visite n’est pas attendue. Partout il veut surprendre les colonels, les chambres des domaines, les fermiers, les juges, les forestiers. Tout apparat de réceptions est défendu. Le roi dîne au cabaret ou bien chez l’un et l’autre. Il se contente d’une soupe avec une poule, d’un chou avec de la viande salée, d’un rôti de veau, avec du beurre et du fromage pour finir. Il n’a pas une minute à perdre. Il vérifie les régimens, les caisses, les figures. Il compte les places vides aux champs et dans les villes. Entre temps, il exerce sa justice. Il a découvert la preuve de malversations dans les comptes des domaines de Lithuanie et a ordonné une enquête : le conseiller des domaines Van Schlabuth, reconnu coupable de détournement d’une somme destinée à l’établissement de colons, a été condamné à plusieurs années de forteresse. Le roi n’a pas confirmé le jugement. Il a réservé sa décision suprême pour son prochain voyage en Prusse. Arrivé à Kœnigsberg, il mande Schlabuth, lui reproche son crime et lui déclare qu’il a mérité la potence. Schlabuth se récrie. Ce n’est pas l’habitude de pendre les gentilshommes. D’ailleurs, il a rendu l’argent détourné! « Je ne veux pas de ton sale argent! » crie le roi, qui donne ordre de l’emmener. Il fait dresser une potence, la nuit, sous les fenêtres de la chambre des domaines. Grand émoi dans la ville. C’est un acte inouï que cette condamnation sans jugement, contrairement à un jugement. La famille met tout en mouvement pour sauver le malheureux. Le lendemain étant un dimanche, elle avait un jour pour essayer de fléchir le juge. Au service divin, le prédicateur prit pour texte de son sermon la parole : « Sois miséricordieux, afin que tu trouves, toi aussi, miséricorde. » Le roi pleura. Le lendemain, il convoqua la chambre des domaines, et, sous les yeux des conseillers, fit pendre leur collègue.

Frédéric-Guillaume eut cependant des heures de détente et de plaisir, et quelques joies dans la vie. Ce n’est point à la philosophie qu’il les demanda, ni à la science. Il avait horreur de toute