Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 101.djvu/538

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

permet cependant de fixer la date de la naissance de Jésus, sous Hérode, et l’inauguration de son ministère galiléen à la quinzième année de Tibère, ce qui serait impossible avec saint Matthieu seul. L’esprit qui l’anime, on ne saurait le caractériser mieux qu’en l’appelant l’esprit même de Paul.

Au moment où saint Luc écrivait, un fait nouveau se produisait dans l’Église naissante. L’Évangile, combattu par les Juifs, rencontrait chez les païens une faveur prodigieuse. Le peuple accourait en foule à l’appel des envoyés et surtout de celui qui s’intitulait l’Apôtre des Gentils. C’était un entraînement. À côté du Juif défiant, toujours revêche et persécuteur, on voyait le païen docile et empressé. La prophétie de Jésus s’accomplissait visiblement : le Royaume allait être enlevé au peuple élu et transporté au peuple abandonné de Dieu. L’Évangéliste était témoin de cette nouveauté, et, sur les traces de son maître Paul, il travaillait à la conversion des Gentils. Au sein de l’Église, des dissensions s’étaient élevées, les Juifs convertis ne voyaient pas toujours d’un bon œil les nouveaux frères païens ; ils se prévalaient contre eux de leur titre de fils d’Abraham, se défendant mal d’un orgueil secret contre ces incirconcis. Ils eussent voulu les asservir aux prescriptions de la Loi ; mais les païens résistaient. La Loi était finie. Le Royaume de Jésus brisait ses vieilles attaches. Saint Paul défendait la liberté des enfans de Dieu, affranchis désormais de toute tutelle légale, de ce culte imparfait qu’il appelait les élémens de ce monde[1]. La vie du Maître était pleine de faits où ce nouvel état de choses était prophétisé, justifié : il fallait les produire.

L’Esprit vivant qui veillait sur les apôtres inspira saint Luc, comme il avait inspiré saint Paul ; et en lisant le troisième Évangile, on y trouve le Christ, Sauveur universel, tel que les païens devaient le voir, tel que Paul le prêchait, et tel qu’il s’était montré lui-même dans sa vie publique. Il recueille avec soin un grand nombre de traits omis par le premier Évangile, et qui, tout en humiliant les Juifs, pouvaient inspirer confiance aux païens : le salut promis au publicain Zachée et au bon larron, le pardon accordé à la pécheresse publique et au prodigue, la préférence donnée au publicain sur le Pharisien ; il vante le Samaritain, l’excommunié miséricordieux, en l’opposant au prêtre et au lévite sans entrailles ; il fait l’éloge de plusieurs païens, il montre Jésus priant pour ses bourreaux, convertissant le bon larron et le centenier romain.

Saint Luc a ainsi écrit les scènes les plus touchantes de la vie de Jésus, qu’il se plaît, à l’exemple de son maître Paul, à nommer « le Seigneur. » Si Marc est l’Évangéliste de la puissance, Luc est

  1. Gal., IV, 3.