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Non, Melitza, tu ne pourrais aimer qu’un homme libre comme l’aigle dans les airs. Devons-nous nous soumettre au sultan ?… La patience est une cuirasse, c’est vrai ; mais l’énergie, la force d’agir est une épée, et le péril n’est pas pour nous effrayer : le courage est son maître, et la lâcheté son esclave.

On vint nous déranger. C’étaient des gens qui avaient besoin de consulter le kniäs, car, à chaque instant, nous nous attendions à recevoir le signal du départ.

— Tu aimes ton mari, dis-je à Melitza quand nous fûmes seuls, et tu fais bien.

— Seigneur, me répondit-elle, c’est un homme de pierre ; mais la pierre donne des étincelles et renferme de l’or !

À ce moment, nous aperçûmes de grands feux s’allumant de tous côtés, d’abord au loin, puis plus près de nous.

— Vois-tu les feux sur les montagnes ? dit Karaditch en nous rejoignant et en ôtant sa casquette, c’est le signal de prendre les armes. Demain, nous partons pour la guerre. Que Dieu protège la patrie !

Le lendemain, de très bonne heure, au moment où l’aube se levait, blanche et froide, sur les sommets des montagnes, nous partîmes.

Karaditch, en grande tenue, portait à la ceinture son kandjar et deux pistolets incrustés d’or, un fusil sur l’épaule et sa longue pipe à la main. Melitza, les jupes retroussées, sa jaquette s’arrêtant à la taille, garnie, aux manches et sur la poitrine, de peau de renard, le suivait, chargée, comme une bête de somme, d’un second fusil, des munitions et des vivres.

Les enfans devaient rester à la maison ; mais à peine étions-nous éloignés de quelques centaines de pas que la petite Jana nous rejoignait en courant. Elle ne pleurait pas, mais elle se suspendit convulsivement au bras de sa mère et nous accompagna de cette façon, contre la volonté de tous. Karaditch lui-même finit par ne plus s’occuper d’elle. Son fils et héritier était en sûreté ; cela lui suffisait.

Nous pénétrâmes dans l’Herzégovine, d’où, après une série de combats et d’escarmouches, nous forçâmes les Turcs à se retirer, tandis que nous avancions sur Mostar.

Mais tout à coup Moukhtar-Pacha se tourna contre nous avec toute son armée. A notre grande surprise, on ordonna la retraite, parce que, disait-on, nous n’avions que quelques canons de montagne, tandis que les Turcs en possédaient un grand nombre. D’autres disaient qu’il serait par trop téméraire de livrer bataille à des