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écrits dans les pires circonstances de fortune, de famille, de situation sociale et domestique, qui puissent mettre à l’épreuve l’humeur d’un homme et d’un auteur. Cependant, il n’y a point, dans quelque langue que ce soit, d’ouvrage plus gai, plus joyeux, que les deux premiers de ces romans, ni plus rempli d’une calme sagesse que le troisième ; car, si l’auteur d’Amelia a perdu quelque chose de sa verve, il a gardé intactes sa force et sa sérénité. Dans toute l’œuvre d’un écrivain qui avait le droit de se plaindre des hommes, qui pouvait, avec plus de raison que beaucoup d’autres, accuser la Providence, et qui enfin a dû souvent éprouver ce mécontentement de lui-même qui n’a jamais réconcilié personne avec le monde, on ne trouve pas une trace de découragement ni d’amertume. Jusqu’à la fin, et même sous l’étreinte de plusieurs maladies cruelles, Fielding a porté sur la vie un jugement généreux. Non-seulement il est aux antipodes du pessimisme moderne, mais il ressemble à un étranger de passage venu de climats plus heureux dans le monde qui excitait la sauvage indignation de Swift et les sarcasmes moroses de Samuel Johnson. A ses yeux, la vie est une excellente chose, et les hommes, à considérer le fond de leur nature et la moyenne de l’humanité, ne sont pas si mauvais. « Mon bon monsieur, » dit Tom Jones à l’Homme de la Montagne devenu misanthrope parce qu’il avait été trahi par son premier ami et sa première maîtresse, « que pouviez-vous attendre de mieux d’un amour né dans un lupanar, d’une amitié formée et entretenue à une table de jeu ? Juger des femmes et des hommes sur ces deux exemples serait aussi injuste que d’affirmer que l’air est un élément infect et malsain parce que nous le trouvons tel dans les latrines. » L’auteur de Tom Jones a le singulier mérite d’avoir proclamé très nettement une vérité qui est devenue l’un des principes fondamentaux sur lesquels l’auteur d’Adam Bede a réédifié le roman et l’a élevé à une hauteur morale incomparable : « Plus d’un homme commet le mal sans être méchant et corrompu dans l’âme. » — « Les pires des hommes, dit-il quelque part, ont généralement à la bouche les mots de gredin et de scélérat, comme c’est des spectateurs les plus grossiers des galeries que partent les clameurs et les sifflets contre la scène. »

Telles étant les vues de Fielding sur la nature humaine, il est clair que son naturalisme doit être le bon, celui qui accepte tout l’homme et tous les hommes, non celui qui choisit pour les peindre, avec une diabolique ironie, les pires échantillons de l’humanité, et qui la tient elle-même au moins pour égoïste chez ses représentans réputés les meilleurs. Il proteste généreusement contre la psychologie chagrine et dénigrante de La Rochefoucauld, renouvelée en