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choses extérieures, dans une pareille situation physique et morale, est la marque d’un classique des anciens temps, d’un sage en paix avec sa conscience et avec l’univers, d’une raison vigoureuse et bien équilibrée, et c’est le miracle le plus incompréhensible pour l’inquiétude infinie de notre personnalité vaniteuse et faible. Fielding reste un joyeux conteur jusqu’à la fin. Il continue à s’amuser de la nature humaine, et il esquisse des portraits, comme celui du capitaine, comme celui de Mrs Francis, la maîtresse d’auberge, qui ressemblent à des notes gaîment recueillies pour un dernier roman qu’il aurait voulu faire.

Il mourut deux mois après son arrivée à Lisbonne, le 8 octobre 1754, âgé de quarante-huit ans. Sa tombe est située sur le flanc d’une colline, au centre du beau cimetière anglais de cette ville.


La calme observation de la réalité, que nous venons de remarquer dans la dernière œuvre de Fielding, est un caractère fondamental de tous ses écrits. Il n’a pas cette ardeur d’imagination qui passionne certains romanciers pour leurs propres créatures, à tel point qu’elles semblent vivre de leur vie. Il reste lui-même en dehors de ses personnages, et malgré l’exception que semblent offrir au premier abord des portraits plus ou moins personnels, comme Tom Jones et le capitaine Booth, s’il est vrai que ce sont ses propres fautes que Fielding a racontées dans leur histoire, il l’a fait plutôt en moraliste qui s’examine et se juge, qu’en poète qui s’identifie amoureusement avec ses héros. Le jugement, dans ce ferme et puissant esprit, conserve toujours la maîtrise sur l’imagination, et c’est par là d’abord qu’il est un écrivain classique.

Il l’est aussi par les limites très précises de son horizon intellectuel. A une certaine hauteur où Fielding ne s’est jamais élevé, mais où Goethe, Shakspeare, Cervantes planaient comme dans leur élément, l’homme paraît si petit qu’il devient impossible de prendre beaucoup à cœur ses folies et ses vices ; on y voit moins des violations attristantes ou irritantes de l’ordre, qu’un rôle inconsciemment, mais régulièrement joué dans une comédie éternelle, dont le sage peut se donner l’amusant spectacle, sinon deviner le secret. De là l’indiflerence, ou l’ironie mêlée de pitié, des artistes suprêmes et des grands humoristes. Fielding est un homme de foi et d’action, bien moins contemplatif que pratique, et la fin qu’il se propose comme romancier n’est pas sans avoir beaucoup d’analogie avec celle qu’il poursuivait comme magistrat : il s’agit réellement pour lui d’honorer la vertu, de décourager le vice, de montrer, comme Hogarth dans ses gravures morales, que le bon ouvrier devient