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préparait à partir pour Bath, sur l’avis de son médecin, quand il reçut un message du duc de Newcastle qui le mandait auprès de lui. N’en pouvant plus, il s’excusa. Mais le duc revint à la charge, et Fielding obéit. Après trois heures d’attente dans l’antichambre, un secrétaire de Sa Seigneurie vint le consulter de la part du gouvernement sur les moyens de mettre un terme immédiat aux attentats contre la propriété et contre les personnes dont la capitale était infestée. Fielding promit de s’occuper du problème. Muni d’abord de l’argent qui est le nerf de la guerre, il soudoya un traître qui s’engagea à livrer toute sa bande entre les mains d’agens fidèles et résolus, choisis tout exprès pour la circonstance. La ville de Londres dut à l’habileté et à l’énergie de Fielding d’être momentanément débarrassée du fléau ; pendant les derniers mois de l’année 1753, il n’y eut pas un seul crime commis dans les rues.

Mais ce suprême effort l’avait achevé. La maladie n’était plus de celles que les eaux de Bath pussent guérir ou seulement soulager ; le soleil du midi restait le seul espoir ou le dernier désir du mourant. On songea d’abord à la Provence ; la fatigue et la dépense d’un voyage sur terre firent renoncer à ce projet, et l’on profita de l’occasion d’un vaisseau marchand en partance pour Lisbonne. Fielding s’y embarqua avec sa fille aînée, sa femme et deux domestiques. Il n’avait plus la force de marcher, il fallut le porter à bord. Il a raconté les incidens de la traversée dans un journal où il ne faut pas chercher des faits très intéressans en eux-mêmes, mais dont l’intérêt paraîtra bien grand aux personnes curieuses de voir comment un philosophe se regardait mourir au XVIIIe siècle, et de mesurer par un seul et frappant exemple l’abîme que Jean-Jacques Rousseau et Chateaubriand, la révolution et le romantisme, le pessimisme et « la grande névrose » ont creusé entre l’antique simplicité et notre étalage moderne. Voilà l’homme normal, vraiment humain et vraiment viril, aussi admirable lorsqu’il cède à la nature ce qui lui est dû légitimement, que lorsqu’il l’assujettit, à force de gaité et de courage, à la domination de l’esprit.

Deux grossiers personnages pénétrèrent un jour, le chapeau sur la tête, avec une brusquerie insolente, dans la cabine qu’il occupait avec sa femme. Fielding leur demanda qui ils étaient. — « Officiers de la douane, » répondirent-ils, pensant que ce nom devait suffire à frapper les gens d’un respectueux effroi et leur ôter l’envie de faire des questions. Mais Fielding s’informa de leur grade, et l’un d’eux répondit que le « gentleman » son compagnon était inspecteur. — Inspecteur, c’est possible, reprit Fielding ; gentleman, c’est une autre affaire : car on n’a jamais vu un gentleman