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supposez pour le romanesque, j’aime mieux les sentimens du peuple que ceux des héros de nos romans. »

La traduction française de Laplace (1750), illustrée par Gravelot, est un curieux exemple du sans-gêne avec lequel les traducteurs du temps jadis traitaient l’original. Tom Jones, d’ailleurs, n’est plus à traduire. M. Léon de Wailly s’est parfaitement acquitté de cette tâche dans deux volumes de la Bibliothèque Charpentier, épuisés aujourd’hui et non réimprimés. Il serait bien dommage que les lecteurs français pussent rester longtemps encore sans avoir à leur disposition immédiate un des chefs-d’œuvre du roman, dont la place est marquée dans toutes les bibliothèques au-dessus de Gil Blas et à côté de Don Quichotte.


V

A l’époque où Fielding fut investi des fonctions de juge de paix pour Westminster et Middlesex, l’état de la police et de la justice anglaise, à peine organisées encore, était voisin de la barbarie. Le soin de maintenir l’ordre dans les rues de Londres était généralement confié à des espèces d’invalides, au sujet desquels notre auteur s’est exprimé dans les termes suivans : « Au lieu de choisir de solides gaillards, pour garder nos rues la nuit, on prend de pauvres vieillards décrépits qui n’ont plus la force de gagner leur vie en travaillant. Ces hommes, armés seulement d’un bâton, que quelques-uns peuvent à peine soulever, ont à protéger les personnes et les maisons des sujets de Sa Majesté contre des bandes entières de malfaiteurs jeunes, hardis, robustes, bien armés et résolus à tout. Que les pauvres vieux prennent la fuite devant de pareils ennemis, cela n’a rien d’étonnant ; le seul miracle est qu’ils échappent. » Si la police était faible et mal organisée, les voleurs, en revanche, avaient une organisation admirable : avec leur capitaine, leurs officiers, leur trésor, leurs espions, leurs alliés secrets, ils opposaient à l’anarchie du pouvoir légal l’union qui fait la force. Le principal talent du capitaine était de se ménager des intelligences dans la police et de se rendre à la fois redoutable et nécessaire en devenant la seule puissance à laquelle pussent recourir utilement les victimes des coquins qu’ils dirigeaient eux-mêmes. Dépositaires des produits du vol, ils entraient en arrangement avec les personnes volées et arrêtaient ainsi les poursuites du public qui, naturellement, trouvait plus avantageux de perdre les deux tiers de sa propriété en traitant avec le chef de bande que le tout en se plaignant à une justice incapable. Parfois même, pour mieux assurer leur autorité de part et d’autre, ils faisaient gracieusement cadeau à la potence de quelque mauvais sujet de leur troupe,