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demande Allworthy, que vous n’ayez jamais discerné aucun symptôme d’amour entre eux, vous qui les avez vus si souvent ensemble ? — Jamais de la vie ! s’écria Western. Tom ne venait pas pour lui faire la cour, il venait pour chasser avec moi. Je ne l’ai pas seulement vu une fois l’embrasser. Loin de lui faire la cour, il n’était jamais plus muet que quand elle était là ; et la petite, elle aussi, était moins civile avec lui qu’avec aucun des jeunes gens qui venaient à la maison. Là-dessus, je ne suis pas plus facile à tromper qu’un autre ; soyez-en convaincu, voisin. » C’est donc Blifil, neveu de M. Allworthy, que Western a résolu d’avoir pour gendre : « Apporte ! apporte ! C’est ça, mon bon chien. Je te dis que tu auras ma fille dès demain matin. » Mais, à la fin du roman, quand la parenté de Tom Jones aura été découverte, c’est à Tom qu’il dira, toujours dans les mêmes termes : « Cours sus, garçon ! Pille ! pille ! C’est ça, mes petits bijoux. Dieu me damne si tu ne la chiffonnes pas demain soir ! Pas une minute plus tard, j’y suis bien résolu. »

Mrs Western a un profond mépris pour l’ignorance et pour la grossièreté de son frère. Elle a vu le monde, et elle s’en targue. ; c’est une femme politique. Elle se sent un matin « d’excellente humeur, parce que les choses vont bien dans le Nord. » Elle défend son sexe, dans la personne de Sophie, contre toutes les brutalités matérielles du squire ; mais elle n’est pas moins entêtée que lui de préjugés nobiliaires, elle tient l’amour entre époux pour une chose ridicule, et elle prêche éloquemment à sa nièce les doctrines et l’exemple de la bonne société, « où le mariage est pour les femmes ce que les emplois publics sont pour les hommes, simplement ne moyen de faire fortune et de se pousser dans le monde. »

Sophie est un ange, cela va sans dire. Mais, ce qu’il faut remarquer, c’est qu’elle n’a pas du tout la fadeur des anges. C’est une robuste et vaillante fille, pleine de santé, pleine de courage, et elle en a grand besoin pour résister aux mauvais traitemens de son père, aux périls d’une fuite aventureuse et à des violences directes comme celle de l’infâme Fellamar. C’est une forte fille, mais ce n’est pas une virago. Dans la lutte virile qu’elle a à soutenir, dans la grossière conversation d’une brute telle que le squire Western, même dans un accident ridicule dont elle est la victime, l’image de pureté idéale que son nom seul évoque ne reçoit pas la plus légère atteinte. L’extrême délicatesse de sa conscience lui reproche le moindre manquement à la droiture parfaite. Elle aime profondément Tom Jones, mais sans ombre de passion sentimentale, avec autant de raison et de fermeté que de tendresse, et elle est inébranlablement résolue à rester fille toute sa vie, plutôt que de l’épouser sans le consentement de son père.

Notre bon ami Tom est plus objectionable. Que l’on songe