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même fait l’aumône à un voleur de grand chemin, novice dans le métier, qui, d’une main tremblante, s’est attaqué à lui : voilà une faiblesse que M. Allworthy n’aurait jamais commise ; il se serait regardé comme coupable envers la société s’il n’avait pas livré le drôle aux gendarmes. Mais Fielding se plaît à faire voir que la pitié et la charité avaient raison ici contre la justice : le voleur se trouve être un honnête père de famille, qu’une affreuse misère a poussé accidentellement dans la voie du crime et que l’aumône généreuse de Tom relève à la fois de la dégradation et sauve d’une mort certaine, lui, ses enfans et sa femme. M. Allworthy veut d’abord être juste, et c’est ce qui le rend injuste ; il n’a pas cru pouvoir pardonner à son enfant d’adoption, calomnié par Blifil, qui veut le perdre. Fielding n’a point réussi, malgré toutes les précautions qu’il a prises, à rendre entièrement vraisemblable la sentence de bannissement sans retour prononcée par cet homme bon et sage contre un garçon qui lui avait donné tant de preuves d’un naturel tendre et généreux, et cela, à l’instigation d’une langue de vipère dont sa ferme intelligence aurait dû connaître la fausseté.

Le célèbre Partridge, quelque vanté qu’il soit, me paraît particulièrement sujet à la critique. Ce personnage est encore une étude d’après Cervantes ; mais cette fois Fielding n’a pas eu l’art de transformer profondément son imitation et de l’élever à la hauteur d’une création vraiment nouvelle, de même prix que l’original. Le pasteur Adams valait presque don Quichotte ; Partridge ne vaut point Sancho Panza. Les bribes de latin qu’il coud à ses phrases n’ont pas le piquant des proverbes du modèle, et sa philosophie est moins savoureuse. Epicurien poltron et gourmand, il fait avec notre héros un certain contraste, mais naturellement beaucoup moins complet que le gros Sancho sur son âne avec le chevalier de la Triste Figure. Sa personne même n’est pas nette, et notre imagination ne le voit pas distinctement. Nous ne parvenons point à reconstituer, à travers tous les métiers qu’il a faits, l’unité physique et morale de cet ancien maître d’école, presque assommé un jour par sa femme, puis exilé par une nouvelle erreur de la justice de M. Allworthy ; voyageant de lieu en lieu pour gagner sa vie et acquérant, on doit le supposer, à cette école d’un autre genre un peu d’esprit, d’expérience et de savoir ; exerçant, entre autres talens, celui de barbier-chirurgien ; enfin, rencontrant par hasard Tom Jones et s’attachant à ses pas sans un motif suffisant d’affection, de curiosité ou d’intérêt. La scène où Jones le mène au spectacle est délicieuse, et c’est assurément la perle de tout l’ouvrage ; mais le commentaire, adorablement naïf, que Partridge fait de la pièce et du jeu des acteurs ne convient, en vérité, qu’à un enfant ou à un pur produit de la nature, et serait, à ce titre, mieux placé dans la