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jamais être commis sans qu’il en cuise à son auteur ; à chaque chute nouvelle, le héros se crée de terribles embarras et des remords amers. Cette morale est nette comme celle d’une fable d’Esope. Mais la fable peut être moins pure que la morale. Un conteur qui, dans sa conclusion, enseigne la vertu, nous y conduit souvent par des chemins dangereux qui sont une leçon de vice. « La morale de la plupart des pièces et des romans, a dit Walter Scott dans une juste et magnifique image, est comparable au mendiant qui boite à la suite d’un brillant cortège et sollicite en vain l’attention des spectateurs éblouis. » Il est clair que Fielding ne saurait échapper au reproche encouru par tous les écrivains qui ont représenté les défaillances de la vertu et qui, par ce fait seul, ont mis sous nos yeux un exemple qui peut devenir séducteur ; mais il y a une certaine gaîté mâle et saine qui est la meilleure sauvegarde des mœurs, et l’on peut appliquer à Fielding ce que M. Meilhac a dit de notre excellent Labiche avec tant de vérité : « Il n’est pas immoral, parce qu’il n’est pas sentimental. »

Il importe beaucoup d’ajouter que Fielding a de la religion : « Je suis réellement chrétien, » dit quelque part Tom Jones, et il faut prendre soigneusement note de cette déclaration ; car le héros emploie parfois un langage qui, pour le lecteur non averti, semblerait différer à peine de celui du tartufe Blifil. Nos esprits se sont tellement compliqués et raffinés que les états intellectuels et moraux les plus simples sont devenus aujourd’hui ceux que nous avons le plus de peine à comprendre ; parce qu’il a un peu émancipé la chair, Fielding n’est pas pour cela un libertin : il est théiste, il est chrétien même, comme tant d’honnêtes pécheurs, qui n’ont pas la prétention de vivre en petits saints, mais qui comptent bien racheter à temps leurs fautes par la repentance, par quelques vertus et se mettre en règle avec le ciel.

Chez un grand nombre de personnes, la haine déclarée de l’hypocrisie religieuse n’est qu’une secrète aversion pour la religion elle-même ; elles se rendent ainsi coupables les premières d’une offense à la sincérité et leur satire perd de sa force. Celle de Fielding conserve toute la sienne, parce qu’il est à l’abri d’un pareil soupçon. L’hypocrisie est, par-dessus tout, l’objet de son horreur ; c’est pour lui la seule faute à laquelle il soit impossible de faire grâce. Et la sincérité est, au contraire, la vertu par excellence, la vertu presque unique, puisque c’est la seule qui établisse une différence entre les pécheurs, c’est-à-dire entre les hommes. Tout péché qu’on avoue est effacé par cet aveu : voilà une doctrine chère à la morale généreuse et abandonnée de Fielding. Il n’a de sévérité que pour le vice qui se dissimule honteusement dans une ombre lâche et